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Brankica Zilovic

« Le textile est un lieu de co-pensées, de co-existences »

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J’aimerais retourner à la genèse de votre pratique… Quel est votre premier souvenir de broderie ? Qui vous a transmis ces techniques ?

Je suis née en Serbie à la fin des années 70. On connaît bien sûr le contexte géo-politique de ces décennies qui a complètement éclaté les peuples et les frontières. Cela a déjà un impact très profond sur qui je suis en tant qu’individu et en tant qu’artiste. Mais nous y reviendrons plus tard… Dans mon village, les femmes tricotaient et la culture de la laine était complètement ancrée dans nos traditions. Une créatrice de mode avait même valorisé ces techniques autour de la laine en permettant aux femmes de créer des vêtements et de s’émanciper du gardiennage des moutons. Chaque tricoteuse pouvait même signer son ouvrage. Ainsi dans ma famille, ma tante et mes grands mères tricotaient énormément. Ma mère en revanche, pas du tout. De fait, ces images textiles sont restées dans un coin de mon esprit, comme un “background”. Par la suite, j’ai étudié aux Beaux Arts de Belgrade, où l’on enseignait des techniques très traditionnelles des arts plastiques, dessin, peinture, sculpture… Cet enseignement rigoureux m’a suivi jusqu’en France, où j’ai poursuivi mes études à Paris. Il a été très difficile pour moi de me détacher de cette image de femme peintre que j’avais fait mienne. Pourtant, petit à petit, de la ligne au fil, j’ai dérivé vers la matière textile, que j'ai finalement complètement assumée comme médium à proprement parler au sortir des Beaux Arts de Paris.

Nous vivons à une époque où les frontières qui séparaient l’art et l'artisanat semblent peu à peu s’effacer. Ici encore, une volonté de retrouvailles, de liens, semble se tisser entre deux univers créatifs que la tendance voudrait opposer… Votre travail participe-t-il à cet effacement ?

Bien sûr. De toute façon, l’idée de frontière est infiniment présente dans mon travail. Je viens d’une région aux limites complètement éclatées, aux frontières changeantes. Mon identité nationale est elle-même vacillante et éparse. Le matériau textile fait sens dans cette configuration. Il prend ses sources partout et touche à énormément de disciplines. D’abord outil d’émancipation des femmes, il parle également d’anthropologie, de diasporas, de conditions ouvrières. L’histoire du textile est intimement liée à l’histoire des êtres humains, à l’évolution de leurs techniques industrielles, de leurs sociétés. En fait l’univers des textiles se fait un lieu de partage entre différentes disciplines, et s’émancipe complètement au début des années 2000 en tant que médium autonome de l’art contemporain. Je m’intéresse à cette idée de savoir faire, d’artisanat, de traditions, tout en me sentant profondément plasticienne. D’ailleurs, puisqu’on parle de cette idée plastique de “création de formes”, le textile est vraiment un élément incroyable. Il est la base de tout, la base de nos corps, de nos vêtements, de nos maisons… Tout peut partir du fil, de la fibre. C’est un bâti. En manipulant ce matériau, les frontières s’annihilent de fait, et pas uniquement entre l’art et l’artisanat. Le textile est un lieu de co-pensées, de co-existences qui fait se rencontrer des gens de tous pays, de toutes disciplines, de toutes catégories sociales, de tous horizons…

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Vous partagez beaucoup de votre intime au travers de vos œuvres. Je pense notamment à la série des Scalps qui évoquent votre père par le biais d’imageries de cancers cérébraux. Le textile possède-t-il une propension particulière pour évoquer cette intimité ?

Mon père est présent dans beaucoup de mes pièces, ainsi que des images de mon village natal. Je crois que de toute façon, le fait de travailler un ouvrage est tellement symbolique que se distille dans celui-ci une part de nous même à mesure que nous le travaillons. De plus, le textile est tellement lié à ma corporéité que je m’investis physiquement dans la création. Regardez mes mains ! (rires). Elles sont calleuses, durcies, coupées... Le travail textile a impacté mon corps et l’a changé. Pour les Scalps, je parle de ces corps au travers de toute une isotopie qui lie le textile et notre organicité en français. On dit bien une “fibre” musculaire ou un “tissu” organique, et montrer ces imageries médicales par le biais de la broderie me semble révélateur… Le langage textile est, en français, extrêmement métaphorique, organique. Il est lié à nos corps, à nos évolutions dans la communauté, à nos progrès, à notre communication. Le langage nous construisant et nous offrant la vision du monde qui est la nôtre, le textile s’inscrit dans l’imaginaire collectif comme un élément profondément lié à notre humanité. Le partage de l’intime par le biais des techniques textiles me semble inhérent à ces pratiques, en fin de compte…

Quelle est l’importance de l’atelier pour vous? 

Pour moi, l’espace de l’atelier est vital. À l'image de cette idée de co-pensée dont je parlais plus tôt, beaucoup de gens viennent dans cet espace. Des stagiaires qui m’assistent dans mon travail, des galeristes, des collectionneurs. Je ne crois pas à cette image d’épinal de l’artiste recluse dans son atelier. Pour moi cet endroit doit être un lieu de partage d’expériences, d’énergies créatrices. C’est le lieu de co-existence à la fois des œuvres, mais aussi de ceux qui passent par ici. De plus, nous nous situons dans un espace formidable où se rassemblent de nombreux ateliers d’artistes, cette émulsion m’est essentielle. J’aime dire que mon travail est un lieu diasporique. En un sens, mon atelier l’est aussi. C’est un lieu de passages, de rencontres, d'échanges. 

Votre volonté de faire du matériau textile un “médium autonome” de l’art contemporain semble s’exprimer dans votre travail. Le fil déborde, s’expand, mute, envahit tout. Arrive-t-il parfois que le matériau échappe à votre contrôle et vous offre des possibilités inattendues lors de vos processus créatifs ?

Oui bien sûr, d’ailleurs je laisse une grande place à l’improvisation. L’idée que certaines pièces se liquéfient est intéressante. Cela vient ajouter aux forces qui sont déjà en jeu dans mon travail. Ces formes au sol comme dans la pièce Memory Field ou Life naissent aléatoirement de la broderie et se développent comme un mycélium. Le fil est un matériau complètement autonome dans le sens où trop d’éléments qui le constituent ne dépendent pas de moi. La texture du fil, son épaisseur, sa tension, les variations de sa couleur… Des accidents arrivent, il casse, il coupe même parfois ! J’envisage le textile comme, plus encore que quelque chose d’autonome, quelque chose de vivant. Je lui fais confiance.

Pourrait-on dire que le fil est la fondation du vivant ?

Oui, exactement. C’est tout à fait ça ! Tout part du fil, pour moi.

Le matériau textile convoque une multitude d’autres techniques et ne se limite pas qu’à lui-même. Vous le travaillez par le biais de nombre d’autres matériaux et médiums. On parlait d'ailleurs de “peinture à l’aiguille”... J’ai lu que vous brodez et travaillez quotidiennement, jusqu’à l’obsession, engageant votre corps, le blessant, l’usant, manipulant des outils très physiques comme un “pistolet à touffeter”. Diriez-vous qu’une part de votre travail est performative ?

Bien sûr, comme je le disais précédemment, il s’agit d’un investissement complet du corps et de l’esprit, j’irais même jusqu’à dire que c’est une démarche véritablement cathartique. Je me fonds dans ce geste répétitif, ces millions de points brodés, ces va-et-vient de l’aiguille jusqu’à l'épuisement ! J’utilise d’ailleurs un point très significatif pour moi, le point de suture. Il s’agit vraiment de réparer quelque chose de mon être qui est brisé, éclaté, disloqué. Je parlais de mon identité nationale plus tôt, et j’y reviens sans cesse parce que c’est complètement l’essence de mon travail. Le travail de résilience est au cœur de mon travail même si parfois cela ne se voit pas forcément ! Plus encore que performatif, je dirais que mon travail est politique :

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© Thierry Bal

Je me souviens que plus jeune, on me disait qu’on ne pouvait pas être une artiste Serbe sans être politique. Cela me faisait beaucoup de mal parce que c’est justement ce que je suis, une artiste Serbe ! Il aurait fallu parler d’explosions, de ruines, d’armes, pour être reconnue comme politique ? C’est incroyable ! Justement mon travail est infiniment politique ! Il prend peut être du recul de ce traumatisme vécu, il est peut être moins frontal, mais il prend ses racines dans ces conflits, dans ces tragédies. Je m’interroge sur le monde qui m'entoure, le monde à la dérive, sur les mouvements constants et les flux dans lesquels nous existons. Je me retrouve profondément dans les affirmations d’Edouard Glissant lorsqu’il parle de rythme du monde dans sa pulsation constante qui nous échappe comme compréhension et comme concept. Mon travail est en relation avec ce qui le caractérise, je réagis à une société qui va infiniment vite, dont les variations sont complexes et que j’essaie de matérialiser avec mes œuvres. Dans l’une de mes premières pièces, La Pangée, j’évoque justement ces glissements. La Pangée est le continent qui existait avant la dérive de ceux-ci, et donner ce titre à une pièce qui représente notre cartographie actuelle prend tout son sens dans la démarche dont je viens de parler. On a l’impression que notre planète telle que nous la voyons est “finie”, “achevée”, mais c’est faux ! Notre géographie d’aujourd’hui sera la Pangée de demain, et le monde que nous voyons n’est qu’une fraction déjà disparue de notre univers. 

Lorsque vous parlez de géographie, je ne peux m’empêcher de penser à ces cartes que vous utilisez comme support. Certaines sont des cartes datant de plusieurs siècles. Quel rapport entretenez-vous avec l’archive ?

Ah, c’est une question intéressante que celle de l’archive. Déjà parce que le textile en lui même est une archive, n’est-ce pas ? Il est conservé au même titre que tout un tas d’autres documents, et est porteur d’informations capitales au sujet du passé. La tapisserie de Bayeux, par exemple, avant d’être une œuvre de broderie, est une histoire ! Elle a une vocation narrative, didactique avant d’être un bel ouvrage. Je pense également aux marquoirs, qui sont des répertoires de motifs de broderie que l'on transmet de génération en génération pour servir de modèles aux jeunes. A la fin, cela constitue un catalogue de références incroyables, qui montre l’évolution d’un même motif, les avancées technologiques, les qualités des fils, la disponibilité de certaines couleurs… On ne peut également mettre de côté l’importance de la mode et la manière dont elle est révélatrice des réalités des Hommes et des différentes catégories sociales. Le coton par exemple nous parle de l’esclavage des populations africaines, de racisme, d’exploitations des enfants dans les usines britanniques… En partant d’un tissu, c’est tout une toile qui se déploie et qui nous parle d’une infinité d’autres contextes.

Le textile touche à l’anthropologie, à la sociologie… Il est une source d’interprétation pour les Historiens de tous bords, absolument fondamentale, je dirais même qu’il est l’archive par excellence ! 

Pour ce qui est des cartes, elles m’intéressent parce qu’elles évoquent justement cette vision du monde dont nous parlions plus tôt. Je retrace les frontières d’un monde qui s’est déjà altéré, d’une réalité qui n’est déjà plus ! Ces cartes sont incroyables elles aussi parce qu’elles étaient à l’époque des outils sûrs et exacts. Aujourd’hui, nous savons qu’elles sont incorrectes, mais au moment de leur conception, c’est ainsi que l’on voyait le monde. Mes travaux questionnent la rigueur avec laquelle nous percevons notre monde aujourd’hui. 

Ce qui me plait dans le matériau textile et les techniques qui gravitent autour de lui, c’est cette idée de transmission qui implique une mémoire collective, une passation immémorielle de génération en génération. Je crois qu’en ce sens, le matériau textile est le terrain idéal pour faire acte de mémoire, pour évoquer les survivances du passé. Je m’interroge sur les photographies que vous utilisez dans votre série Tout monde. Que représentent-elles, et pourquoi les avoir choisies ?

J’aime beaucoup cette série. Ce sont des photographies de mon village natal lors d’une compétition de ski. On y voit mon père, mes frères et moi enfants, le maire de l’époque faisant le discours communiste de base très ennuyant…(rires). Je rigole mais c’est aussi cela qu’implique ces photos, et c’est le contexte dans lequel j’ai grandi. Ce sont mes archives à moi. Cela me touche que vous parliez de survivance, parce que c’est vraiment de cela que ça parle… Tous ces gens sont des fantômes. Ils n’existent plus, et d’ailleurs ils sont déjà effacés. Je désagrège l’image, je repasse par-dessus avec du fil, je les coule dans du béton. Finalement je réalise une sorte de stèle autour d’elle. Elles représentent pour moi un passé qui n’est plus et qui pour beaucoup des gens sur cette photo s’est fini tragiquement à cause de la guerre, des crises économiques, politiques et morales.

Je pense à vos pièces Reparation. Vous appliquez un geste de douceur, j’irai presque jusqu’à dire de soin à ces pièces de béton détruites. Vous parliez plus tôt de geste cathartique dans votre démarche… L’art peut-il soigner selon vous ?

Peut-être pas soigner mais enfin, en faire la tentative ! J’oppose très souvent des matériaux légers qui viennent supporter le poids de morceaux de béton, les réparer, faire tenir la structure en les rassemblant, mais l’ensemble reste d’aspect fragile… Je suis toujours très impressionnée par la puissance du fil et sa résilience, sa capacité à supporter contraintes et tensions… C’est peut-être ça que mon travail met en avant dans mes dernières propositions.

Vos titres sont très évocateurs. Ont-ils une importance pour vous ? Comment les choisissez-vous ?

Ah et bien le titre c’est toujours une galère (rires) ! C’est très compliqué, des fois je suis peut-être trop analogique...Mais ils sont des indices qui aident à appréhender la pièce je crois. Chez Duchamp, le titre provoquait un vacillement par lequel l'œuvre se réalisait complètement, je ne suis pas à ce niveau là mais j’aimerais atteindre quelque chose de cet ordre.

Vous parliez de votre travail comme un lieu diasporique… Et vos titres ne sont ni en serbe, ni en français, mais en anglais… une langue diasporique, elle aussi, non ?

Oui c’est assez drôle que vous le soulignez. J’ai quelques titres en français peu de titres en serbe. Mon public est à la fois serbe et français, donc l’anglais a été un bon compromis je crois… Et finalement c’est la langue de transition aujourd’hui, celle qui connecte les gens de langues différentes, un peu comme j’essaie de le faire dans mon travail. 

Brankica Zilovic est représentée par la galerie Laure ROYNETTE, Paris

Dialogue conduit par Luci Garcia

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