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Constance Nouvel

«  À  trop voir, on ne voit plus rien »

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©  Léolo

D’où venez-vous ?

 

Je viens d’une famille où l’art et la culture étaient fortement valorisés, notamment par le biais de l’histoire de l'art et de la musique. C’est dans ce contexte que j’ai découvert la photographie lorsque j'étais adolescente. Plus tard, après le lycée, je me suis dirigée vers des études d’art de manière très intuitive, car je n’avais pas l’impression que j’aurai un jour la légitimité d’être artiste à part entière. Mais à ce moment-là, je sentais que cette opportunité ne se reproduirait pas deux fois, alors je me suis lancée. Et année après année les choses semblaient bien marcher, donc j’ai continué.

 

Vous parlez d’une légitimité à être artiste, à quoi associez-vous cela ? Que signifie être artiste pour vous ?

 

J’associais naïvement cette légitimité au don, à la vision. À une personne qui serait dotée de qualités remarquables de représentations, ou l’idée de savoir bien représenter les choses. Moi je n’avais pas du tout la sensation d’être cela (pas plus aujourd’hui d’ailleurs). Mais je pense que la photographie justement, cet outil mécanique qui pouvait être une deuxième main, m’a aidée à entrer dans cette idée de créer des images, de constituer un univers artistique et me permettre de penser qu’il n’y a pas de légitimité à être artiste. Je pense aujourd’hui que chacun peut être artiste et doit pouvoir en construire son idée le plus librement possible.

Y a-t-il eu un moment particulier qui vous a permis de pouvoir faire résonner cette idée en vous ?

Non, ça s’est fait au fur et à mesure. Je me suis dit à un moment que, si j’avais choisi de vivre en étant artiste, il allait bien falloir que j’assume cette idée. (rires)

Comment avez-vous vécu vos études aux Beaux-Arts ?

Très bien. J’ai été de suite, dès ma première année, dans l’atelier de Patrick Tosani. J’y ai appris énormément de choses. Le mélange des promotions dans un même atelier - c’est le fonctionnement propre aux Beaux-arts de Paris - a été l’un des facteurs les plus enrichissants. Dès notre première année on a la chance de voir comment travaille un étudiant de cinquième année et cela nous permet d’apprendre énormément et beaucoup plus vite. Et puis on peut bien sûr toucher à une pluralité de médiums et de techniques. J’avais cette attirance pour la photographie en arrivant, mais je voulais continuer à découvrir. C’est pourquoi j’ai pu faire un peu de gravure, de vidéo, de peinture, des techniques de dessin etc. A posteriori, je me dis que l’expérimentation de ces disciplines m’a aussi permis de confirmer ma préférence pour la photo et de comprendre que c’est dans ce médium que j’allais pouvoir continuer à explorer et dessiner une pratique artistique.

Constance Nouvel

Pouviez-vous déjà définir la raison de cette affinité pour la photographie ?

 

Non. Je ne pouvais pas définir grand chose pendant que j’étais à l’école. C’est venu après coup, en sortant. À l’école on expérimente toujours, on n’arrête jamais de chercher. Il y a un côté douloureux et épuisant parce qu’il faut sans cesse sortir des choses de soi que l’on ne comprend pas toujours immédiatement, expliquer son travail, les choix, prendre des décisions. On n’a pas vraiment le temps de s’arrêter pour réfléchir à ces choses là. On est un peu dans la brume. Avec le recul on observe cette initiation avec tout l’intérêt qui l’accompagne : les accidents, les déroutes, les divagations. Sur le coup, lorsqu’on le vit, cela peut être difficile, mais en réalité c’est ultra constructif.

 

Une période durant laquelle on est davantage à la recherche de médiums ou bien de sujets ?

Au début j’étais à la recherche de sujets. J’ai alors travaillé la question du corps, celle la sculpture, le corps dans un espace intérieur, puis le paysage. Pleins de grands registres en somme. Des thèmes pour lesquels, à force de les épuiser, il a fallu que je me rende compte que je ne m’y retrouvais pas. J’ai beaucoup expérimenté. Et c’est finalement en passant du labo en argentique aux ordinateurs en numérique, ou durant cette transition, que quelque chose a changé. À partir de nouvelles manipulations, j’ouvrais d’un coup des espaces qui n’étaient plus analogique ou numériques, ils étaient propres au langage photographique. Mes travaux ressemblaient à des espèces de montages. Cela a coïncidé avec un échange universitaire que j’ai fait au Canada, en quatrième année. J’ai eu là-bas un énorme sentiment de liberté, notamment dans mon expression artistique. Le rapport à la pédagogie y étant complètement différent. J’ai eu la sensation de pouvoir faire tout un tas de choses différemment. Dégagée des contraintes de l’esprit critique à la française, j’ai vraiment pu m'amuser. Cela m’a permis de rentrer en France avec de nouvelles pistes et des recherches bouleversées. Réfléchissant davantage au médium, et tout autant à la définition d’une image en soi qu’aux sujets qu’elle pouvait porter. Le médium était alors devenu le sujet principal.

D’après ce que vous décriviez de votre attirance pour l’art enfant, et des systèmes de représentations, il semblerait que ces questionnements, encore à l’état embryonnaire lorsque vous étiez jeune, mais pourtant bien présents, aient germé avec votre étude plus approfondie des arts.

 

Oui c’est vrai. Mais je remarque que cela s’est fait très progressivement. Toutes les questions que je pose aujourd’hui, je les avais déjà effleurées durant ma formation. Par ailleurs, c’est vrai que cette cinquième année j’ai eu la sensation de toucher quelque chose d’important pour moi. J’étais totalement investie dans ce que je faisais. Alors j'ai ouvert des pistes pour mon diplôme, en sachant que d’autres germeraient plus tard.

Que signifie pour vous cette idée d’ « esprit critique à la française » ?

 

C’est une question toujours un peu délicate. Disons qu’il y a une manière de penser la photo en 2000, une autre en 2005, une nouvelle en 2010, puis encore une autre en 2015.

J’ai fait mes études entre 2005 et 2010. Même si les professeurs avec qui je discutais étaient déjà dans l’expérience et dans l’ouverture de nouvelles voies, il y avait un sentiment général qui tendait à penser la photographie selon certains vecteurs, quelque chose d’assez encadré dans l’approche du réel. La photo documentaire, ou l’école de Düsseldorf, étaient de vraies découvertes pour moi, mais je me demandais vraiment comment prendre ma place là dedans alors que tout avait déjà été fait, les artistes en avaient fait le tour. Il fallait aller voir ailleurs ! Et puis l’esprit critique à la française c’est aussi cette manière de nous forcer à toujours devoir problématiser notre travail, d’avoir un discours fondé et bien réfléchi. C’est une manière de penser très structurante, mais dans laquelle il est difficile de faire rentrer des élans plus spontanés.

 

Vous avez dit faire partie d’une génération portée par la philosophie du « tout a déjà été fait », une génération condamnée à prendre conscience de la finitude des choses. Cette caractéristique tautologique présente dans votre travail, à mettre en lien avec une sensibilité accrue pour les représentations depuis votre enfance, résonne d’un coup avec cette fraîcheur dont la photographie semblait avoir besoin à ce moment-là. Lorsqu’on regarde votre travail, mêlant l’originel au contemporain, aucune comparaison ne semble établie.

En fait, je me suis vite rendue compte que, lorsqu’on relit l’histoire de la photographie, les questions que je pose (entre autres) ont évidemment déjà été posées. Il y a eu plusieurs mouvements qui ont essayé de travailler la question de l’objet, la question de l’espace, le rapport à l’abstraction. Ce qui n’est pas facile c’est de reprendre ces questions spécifiques et les mettre en résonance dans un nouveau contexte. On n’a pas forcément conscience de cette difficulté. À partir du moment où l’on s’imprègne d’un contexte général, qu’il soit politique, économique, social ou artistique, l’intuition devient d’un coup primordiale car il faut laisser parler les sensations qui sont à l’œuvre dans nos systèmes de représentations et les liens qui les rattachent à ce contexte. Il n’est plus seulement question de compétences techniques ou théoriques. Tout n’avait pas déjà été fait au final. Il y a des thèmes qui sont inépuisables, justement car ils n’apportent jamais les mêmes réponses selon l’époque et les dynamiques renouvelées.

Vous souvenez-vous de votre premier contact avec un appareil photographique ?

C’est marrant parce que j’ai pris conscience assez tardivement que j’avais toujours eu un appareil photo dans mes mains. Et que j’ai toujours photographié des espaces. Des espaces intérieurs notamment. J’ai eu un tout petit appareil très jeune, puis mon véritable premier appareil un peu plus tard à 15 ans. C’était un appareil argentique qui avait appartenu à ma mère lorsqu’elle était jeune, un petit Minolta manuel. C’est elle qui m’a réellement appris à faire de la photo, sur son appareil de jeunesse à elle. J’en garde un souvenir émouvant. Elle me faisait expérimenter les notions de mouvement, de pose longue, d’orientation de la lumière et de fonds… C’était magique. D’un coup je découvrais tout ce que l’on pouvait faire en photographie au-delà d’un simple clic-clac.

Constance Nouvel

Et peut-être avez vous une toute première image en tête ? Une image marquante et qui aurait une portée artistique significative.

 

Je ne suis pas sûre que ce soit une image photographique. Oui, toute petite, mes parents nous avaient emmené dans une exposition de Magritte. Pour les enfants c’est fascinant. Ce n’est pas pour autant une référence chez moi mais je me souviens de ce côté captivant où je perdais complètement mes quelques repères, où la réalité était un rêve et inversement. Cela m’a beaucoup marqué.

 

Il est amusant que vous citiez Magritte car sur l’approche artistique, pas formellement et esthétiquement bien sûr, mais dans le fond de la pensée, l’approche sémantique, on semble pouvoir mettre en parallèle vos travaux.

 

Oui je pense. C’est relatif à ce doute permanent et cette remise en question essentielle de notre rapport au réel. Cette volonté d’imaginer ce dernier différemment, de deviner des choses et faire entrer le spectateur dans ce jeu de devinettes. Ce rapport à l’énigme, très ludique, mais qui en même temps questionne des sujets de fond très sérieux. J’aime beaucoup cette idée de poupées russes, des idées qui s’emboîteraient à plusieurs niveaux.

 

Cela permet de réaliser des projets à la portée de tous. Est-ce aussi une notion au cœur de votre réflexion, cette idée d’accessibilité ?

 

Je ne dirais pas que c’est au cœur de ma réflexion néanmoins c’est vraiment une volonté effectivement. Lorsque je réalise les œuvres et les expositions, je n'ai pas cette idée en tête qu’il faut que tout soit absolument accessible. En revanche, je remarque que dans la manière dont je conçois mon travail, chacun doit pouvoir y trouver son compte. J’ai toujours l’image d’un jeu de cartes que je donnerais et où chacun en fait ce qu’il veut. Où chacun peut créer son jeu, ou sa stratégie, et peut aborder l’exposition de la manière qui lui correspond le mieux. Il y a vraiment cette idée que le spectateur peut faire résonner quelque chose de lui-même. Je propose un voyage qui ne sera pas le mien mais le sien. Lorsqu’après il y a un retour de sa part, que l’on peut en discuter, et échanger sur les différents points de vue et expériences, c’est là pour moi très précieux. C’est ce qui est fascinant dans l’art je pense. La capacité à pouvoir faire partager des moments d’évasion qui sont enrichissants pour la vie, pour le regard, pour notre recul sur les choses et notre compréhension du monde.

 

Est-ce aussi pour vous aussi un moyen de vous détacher ?

 

Probablement. En fait je ne sais toujours pas pourquoi je me suis lancée dans l'art. J’avance en me disant que tant que je peux travailler avec cette même passion et qu’on m’invite à poursuivre cette recherche, alors je continue.

Mais derrière cela, décelez-vous tout de même une certaine nécessité ?

 

Oui je pense. Pourtant je suis capable de ne pas pratiquer pendant des mois. En général, c’est lorsque quelque chose est en train de cheminer.

Mais oui, dès que j’ai les idées et que je me sens prête, je ne m’arrête plus. Oui, je crois que la nécessité est fondamentale. J’ai la chance d’avoir toujours pu poursuivre mon travail dans une certaine continuité. Et si cela devait s’arrêter pour une raison ou une autre, je pense que ça me manquerait, c’est certain. Ou je pense que je ferais en sorte de trouver une activité qui soit toujours dans un rapport créatif. Ce n’est pas forcément le médium, la photographie, qui est une nécessité. C’est plutôt un endroit dans lequel j’arrive à développer des idées et leur donner une forme qui ait du sens. Je pense que cette nécessité est plus à mettre en lien avec un certain rapport à la vie, l’idée d’être toujours dans la construction de quelque chose, d’apprécier ce qui est devant nos yeux comme une projection philosophique des choses. Un rapport esthétique en fait.

Votre travail est beaucoup inspiré par le réel et ce qui vous entoure. Vous nourrissez-vous aussi d’inspirations artistiques, de références ?

Bien sûr. Dans les artistes qui sont purement dans la photographie, j’aime beaucoup Luigi Ghirri. On me dit d’ailleurs parfois que ce n’est pas étonnant, j’ai dû d'une façon ou d’une autre m’imprégner de son regard. Il y a Lynne Cohen qui a une approche très précise des lieux qu’elle photographie. Elle a fait ses études avec le sculpteur Richard Artschwager et la façon qu’elle a de saisir les espaces et les objets dans les espaces est incroyable. C’est quelque chose de très subtil et de très juste à la fois, c’est très beau. Il y a Edward Ruscha par exemple dont j’ai regardé le travail récemment. On ne le connait pas beaucoup pour ça mais il a réalisé des dessins en lien avec son travail photographique. C’est très intéressant. Et Thomas Demand bien sûr, quasiment depuis le début. Il travaille le médium d’une manière bien à lui. Les espaces, la mise en abîme, le faux, le vrai, l’échelle etc. C’est à chaque fois saisissant. Je me laisse toujours entraîner dans le subterfuge sans jamais me lasser. Sinon j’aime beaucoup la littérature de science-fiction. En réalité, il y a beaucoup d’inspirations différentes, et celles-ci dépendent souvent du projet.

Vous parliez à l’instant du fait que vous pouviez passer plusieurs mois sans photographier. Est-ce aussi une façon pour vous de redécouvrir votre travail, et de vous poser à vous-même ces énigmes que vous comptez ensuite poser aux spectateurs ?

Parfois, rien qu’en voyant la planche contact, il se peut que je sois certaine qu’une photo se trouvera dans une exposition en projet. Et il y aura donc très peu de temps entre la prise de vue et son tirage final. Néanmoins, c’est vrai que la plupart du temps je peux laisser 6 mois, une année ou plus avant de revenir ou redécouvrir une photo pour la tirer. J’ai remarqué que cela n’était pas dû au hasard, j’ai beaucoup de mal à travailler sur les photos que je viens de réaliser. Lorsque c’est trop récent j’ai un souvenir bien précis en tête et cela me bloque pour explorer d’autres manières d’envisager ces images. J’ai besoin de laisser reposer, de prendre du recul pour mieux les redécouvrir après, c’est vrai.

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Votre travail traite énormément du hors-champ.  À tel point que ce que vous décidez de ne pas montrer semble être le point d’orgue de vos œuvres. Est-ce qu’il est à voir comme un espace de liberté ?

 

Oui c’est un espace donné pour le spectateur, pour qu’il puisse s’il le veut, réinventer l’objet ou le sujet de l’image. C’est quelque chose d’étrange de se dire que l’on va laisser une page blanche, un espace vide où rien ne semble se dérouler. Mais en fait il ne se passe pas rien et à travers l’idée du hors-champ, je décide de laisser un espace vacant afin que le spectateur puisse en quelque sorte investir le sien. Ce que j’entends par le hors-champ en fait, c’est une zone ouverte à l’imaginaire. Le rapport à l’imagination est très important. Cela fait référence je pense à mes années d’études durant lesquelles j’avais la sensation que la photographie avait quelque chose d’autoritaire, de collé au réel et à sa reproduction. Je voulais trouver un moyen me dégager de ce rapport aux images. En travaillant la notion d’espace, dans la photographie ou en-dehors, le langage formel était une autre manière pour moi de rentrer dans l’image. 

 

Votre œuvre devient réellement politique en cela qu’elle questionne ces notions de “qu’est ce que l’image ?”, “qu’est ce que le réel ?”, “qu’est ce que l’on veut dire avec l’image ?” etc. Cette idée politique, bien que présente, l’est-elle tout autant au moment même où vous êtes en train de photographier et de composer vos images ?

 

Non pas du tout. (rires) D’ailleurs ce que vous relevez, l’aspect politique dans la démarche, est quelque chose que j’ai souvent tenté de formuler. Je me demandais où j’étais, je ne me sentais pas dans une approche politique, en tout cas pas comme l’entendent d’autres artistes, et j’avais vraiment du mal à aborder cet aspect-là. Lorsque je suis dans la préparation d’un projet, j’essaie d’abord de donner du sens à la recherche dans un contexte assez localisé. Ensuite, si mon travail peut contribuer à une réflexion plus globale autour des images par exemple, ce qui est déjà très vaste, alors je suis contente.

 

Quel rapport entretenez-vous aux images qui vous entourent ?

 

J’y suis très sensible. Je le vis un peu comme n’importe quelle autre personne je pense mais avec évidemment une attention particulière aux réseaux. Je me suis beaucoup méfiée d’Instagram au début, Facebook aussi. Je pense que cela vient de mon questionnement sur les images justement. Je garde mes distances et cela me demande un effort parfois de ne pas glisser dans quelque chose de très personnel que beaucoup ont. Presque narcissique pour certains. On s’expose dans les images. Concernant la vie sociétale, que ce soit sur les réseaux ou dans les médias, il y a pour moi beaucoup trop d’images dans les systèmes d’informations. Je ne sais plus où l’on en est. À trop voir on ne voit plus rien.

 

Dans ce flux incessant d’images, y en a t-il tout de même que vous arrivez à conserver ?

 

Non. Non, je n’y comprends rien. Je suis attentive au images qui se font aujourd’hui, en revanche avec mon travail je regarde tout autant des images qui ont été faites avant, et ce n’est pas anodin si je suis inspirée par des artistes des années 80, 70 ou même 50. Dans une idée d’analyse du présent je pense qu’il serait contre-productif de rester trop centré sur celui-ci, on a besoin du passé pour le comprendre. Je ne suis pas du tout dans l’instant. C’est d’ailleurs pour ça que j’attends parfois des mois avant de revenir sur un cliché.

Une photographe disant « je ne suis pas du tout dans l’instant » tend à créer une dialectique fort intéressante je trouve. Loin d’être paradoxale, elle n’en est pas moins fascinante. Bien qu’abstraites, situez-vous tout de même vos œuvres dans le temps ? Et représentent-elles un temps ?

Pour revenir sur l’ambivalence de la photo, il vrai que c’est ça qui est génial : on prend un cliché, un instant, donc on est dans l’instantané, mais on le fait durer. C’est cette contradiction qui m’attire dans le médium. Plus j’ai cheminé dans mon travail, plus j’ai compris qu’en réunissant des images datant d’il y a un mois et d’autres d’il y a dix ans, et les réunir toutes ensemble dans le temps d’une exposition, ce dernier se substituera toujours à l’espace et au temps défini par la prise de vue. Il n’y a plus de géographie. Que la photo ait été prise en Chine, aux Etats-Unis, au cœur de la toundra ou dans le Perche, peu importe car on est ailleurs. Pour moi rassembler ces différentes temporalités et ces différents espaces est nécessaire car cela nous permet de reconstruire un monde. Juste l’espace d’un instant justement. C’est ce qui est intéressant. Et qui nous permet peut-être de nous évader de ce réel trop prégnant et saturé d’images.

Beaucoup, en analysant votre œuvre, parlent de “fuite de ce réel”. Je propose de le voir plutôt comme une extension. Êtes-vous plus proche de l’un ou de l’autre ?

La nuance que vous apportez est assez juste. Il y a la fuite parce que l’on est devant des paysages, des décors donc on est dans l’évasion, dans un ailleurs interprété ou imaginé. Mais cela ne veut pas dire que cet ailleurs est moins réel. Mon corps regardant est bien réel, mes pensées, elles, s’évadent. L’extension permet de maintenir un lien avec la réalité, entre mon corps et mon esprit, tout en l’expérimentant autrement. Et je pense que par ce détour de l’ailleurs, celui d’un réel que l’on ne connaît pas et que l’on doit reconstruire, on touche davantage à l’essence de ce qu’est la réalité. Je dis souvent que c’est une manière de toucher à la matière du réel, plus qu’à sa représentation. La façon qu’on a de l’envisager, cette matière, cette texture du réel, est quelque chose de très personnel. On ne peut pas en avoir une vision commune, c’est un sens comme les autres, et qui a ses propres filtres.

Cela semble remettre en question les dogmes matérialistes. Renouer avec cet univers qui existe, qui est réel mais qui est en nous et complètement immatériel. En cela, considérez-vous votre travail comme optimiste ?

C’est intéressant que vous parliez de renouer avec l’immatérialité. Je serais intéressée d’aller dans ce sens là. Quelque chose de plus spirituel. Par ailleurs je serais incapable de dire si mon travail est optimiste ou pessimiste. Je ne pense pas avoir une pensée pessimiste… J’ai une pensée constructive, j’essaye. C’est ce qui me fait vivre, construire. Alors peut-être que j’ai davantage un travail qui est optimiste.

Quel est votre rapport à la spiritualité ?

J’ai grandi dans une famille où la religion était présente et je m’en suis détachée assez rapidement. Pour moi la spiritualité est quelque chose que l’on construit soi-même. Je n’ai jamais aimé les dogmes. J’ai eu besoin de m’affranchir pour construire mes propres convictions. Et pour faire mes propres recherches, découvrir en moi ce que sont les rapports humains, l’humanisme, donner de la valeur aux choses, et du sens surtout. Mon travail aide à cette construction, une voie spirituelle qui est la mienne. Peut-être que ma spiritualité est artistique, ou mon approche en tout cas.

Concernant vos expositions dans lesquelles vos oeuvres se répondent en un véritable parcours, que faites-vous de l'œuvre en tant qu’objet ? La vente entraînant irrémédiablement une modification de l’espace que vous créez.

Je me suis beaucoup posé cette question là. L’exposition est un espace-temps donné et une fois que celle-ci est terminée, c’est tout cet espace-temps qui se termine avec elle. Ça ne pourra plus jamais être transposé littéralement dans un autre espace, et encore moins dans un autre temps. Donc dans tous les cas, celle-ci se trouvera à nouveau modifiée. Le premier jour où j’ai vendu une œuvre, j’ai dû apprendre à me dire que cette pièce-là ne m’appartenait plus. Et qu’il me fallait comprendre ça tout de suite si je voulais en vivre. Il faut accepter de livrer des choses, même les plus personnelles. Parfois c’est très difficile, mais cela fait avancer.

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Ne réalisez-vous que des pièces uniques ? Où se situe l’idée de reproductibilité dans votre travail ?

 

Je ne fais pas que des pièces uniques. Cela dépend justement de plusieurs facteurs, notamment personnels lorsque j’ai mis du temps à construire une œuvre dont la structure est complexe. Dans ce cas, alors cela n’a pas de sens de la reproduire. Ce serait comme faire deux fois un dessin. Mais si ce sont des photographies sans modification particulière, cela va rarement au-delà de trois exemplaires. Je pense qu’il y a de l’ambivalence entre les mots « plasticien » et « photographe ». Je ne suis pas photographe, je suis artiste. Un moment j’ai voulu ne faire que des pièces uniques, mais effectivement je me suis dit que ça n’avait pas forcément de sens de nier complètement la photographie dans son essence, sa reproductibilité. C’est à moi de décider.

 

Vous ouvrez au réel un monde plus grand, vous sentez-vous libre ?

 

Dans l’art il faut pouvoir rester libre. Dans le cas contraire, je crois que c’est difficile de concevoir cela comme de l’art. Et malheureusement non, je ne me sens pas libre en règle générale. On vit dans une société faite de contraintes auxquelles on ne peut échapper. Mais l’art m’aide à me sentir plus libre, car il offre un immense espace de liberté.  C’est le plus important.

Dialogue conduit par Léolo

retranscrit par Adrien Socha

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