Éric
Manigaud
HALTE

Éric Manigaud
Dix mille degrés sur la place de la Paix
| Galerie Sator Komunuma
À l’origine une figure du Marais, la galerie SATOR a récemment ouvert les portes d’un nouvel espace d'exposition au sein de la fondation Fiminco, à Romainville.
Depuis un an, Vincent Sator, Lise Traino et Charlène Fustier ont investi ces murs neufs pour en faire l’espace principal de la galerie SATOR qui représente de nombreuses figures telles qu’Eric Manigaud, Gabriel Léger ou encore Evangelina Kranioti. Les 130 mètres carrés lumineux et frais ont notamment accueilli les oeuvres d’Eric Manigaud lors d’une superbe exposition intitulée Dix mille degrés sur la place de la paix du 12 Septembre au 30 Octobre 2020. Flottant sur les murs de la galerie, les gigantesques dessins de l’artiste aspirent le spectateur qui franchit la porte. La catastrophe d’Hiroshima semble s’être engouffrée dans cet espace clair comme une suie, comme un brouillard de graphite duquel émergent les ruines de la ville et le chaos des corps en lambeaux.
Guidée au travers de cette brume par Lise Traino et Charlène Fustier, dialogue avec ces deux galeristes sur leurs impressions quant à ce lieu. Cette aire/ère nouvelle dans l’histoire de la galerie SATOR comme page vierge, limpide, qui se fait le réceptacle flambant neuf de nombreux projets d’expositions à venir...
Luci Garcia


Parlez moi un peu du travail entrepris par l’artiste dans le cadre de cette exposition.
Lise Traino : Pour cette exposition, Éric Manigaud a poursuivi son travail d’archive, presque d’historien. Dans cette série, il a développé davantage le rapport à la censure et à ses enjeux politiques. Il a commencé cette série en 2012 avec le visuel de l’horloge. Il s'avère qu'il était très intéressé par le sujet d’Hiroshima. Il a très vite rencontré le problème du manque de matière. Il ne trouvait que des images extrêmement connues et diffusées qui du coup présentaient un intérêt moindre sur la question de l’archive et de l’image. C’est en déambulant dans une librairie japonaise à Paris qu’il a trouvé le livre [No more Hiroshima] qui a permis cette série et de fait cette exposition. Le livre présente des photographies de 1945 prises par des civils japonais. Ce qui l'a intéressé et qu'on retrouve dans l’exposition, c'est le rapport humain à l'événement. L'idée, c’est qu'il est 8h15, la première bombe est larguée et personne ne s'y attendait. Aucun japonais ne savait ce qu’il venait de se passer. Il y a cet état de choc et une impossibilité de préparer qui que ce soit aux soins et à tout ce qui s'en suivra. Dans le regard proposé par l’artiste, on perçoit ce rapport aux brûlures, aux conditions de vie des victimes et au fait que ces photographies ont été censurées dès l'arrivée des américains sur le sol japonais. Ces derniers voulaient diffuser leurs propres photographies à savoir le nuage ou les destructions des villes mais il n'y avait pas de rapports à l'humain, en considérant quelque part qu’il n'y avait pas de victime puisqu'il n'y avait pas de victimes américaines, si on peut dire…
Charlène Fustier: Dans le traitement des victimes, il y a eu un vrai problème de prise en charge. Les américains sont ensuite arrivés sur place. Ils ont construit un hôpital qui n'était pas destiné à soigner les victimes mais à récupérer les cadavres pour étudier les effets de la radioactivité et de la bombe sur les corps. Entre temps les premiers soins qui ont été donnés étaient plutôt destinés à soulager les brûlures.
C'est ce que voit souvent dans les documentaires sur Hiroshima : les corps sont très noirs, car à défaut d’huile de colza le seul corps gras disponible était l’huile de vidange. C’est ce qu’on voit sur les dessins, les brûlures noircies par cette substance.
Lise Traino : Ce rapport profondément humain à la dévastation, à l’horreur de la bombe atomique, je le retrouve dans cette photographie. Elle a été prise 3h après le largage de la bombe, à 11h. A 8h15, quand la bombe est larguée, les enfants sont sur le chemin de l'école. On voit représentés ici des collégiens aidés par des soldats japonais. À ce moment-là, le journaliste à l’origine de la photo est encore là et assiste dévasté à cette scène. Les directives du gouvernement japonais a très vite donné les directives d’évacuer en priorité les hommes en âge de poursuivre la guerre. Les femmes et les enfants sont en quelque sorte laissés pour compte, sur place.
Vous avez pensé à cette exposition d'un point de vue chronologique ? Un peu minute par minute ?
Lise Traino : Pas forcément non.
Charlène Fustier : Notre mise en espace dépend plutôt du titre des images. La référence exacte de l'image intervient dans le titre. Dans l’accrochage, nous avons voulu faire ressentir l’idée que tout se passe au même moment, en simultané. Ces photos sont toutes prises quasiment le même jour.
Lise Traino : Nous avions envie de mettre au centre du mur la photographie du journaliste parce qu'Eric avait lu son témoignage. Certes, cet homme avait le réflexe photographique, c'était un reporter, mais en 1945, le rapport à la photographie est quand même très particulier. On y voit des enfants qui ne savent absolument pas ce qui va leur arriver , qui ne savent pas où sont leurs parents ou ce qui est en train de se passer. Des soldats essaient de faire de leur mieux mais savent autant de choses que les enfants. C’est la première photographie qui prend en compte la souffrance humaine. À l’époque, le rapport à la photographie était encore particulier. Prendre une photo pouvait véritablement être perçu comme un acte agressif.
Charlène Fustier : Quand il voit cette scène et qu'il sort son appareil photo, il dit qu’il a longuement hésité avant de la prendre à cause de la sidération mais aussi de la gravité de la situation. Le rapport de l’époque est complètement opposé à la profusion d’images que nous produisons aujourd’hui.
Et d’ailleurs la technologie subit elle-même les radiations de la bombe. On sait que les négatifs sont marqués par ces émanations !
Charlène Fustier : Exactement. Tous les négatifs ont été extrêmement abîmés, on le voit sur les dessins d’Éric. Beaucoup sont maintenant conservés au musée d’Hiroshima. Une tentative de restauration a eu lieu dans les années 1970 mais les résultats n’ont pas été concluants.
Je sais qu'Eric Manigaud conserve absolument tous les détails des images . Sur ce dessin , sont préservés des tremblements, presque des solarisations de la pellicule, des tâches...
Lise Traino : Il y a aussi un certain nombre de pellicules qui ont été trouvées sur place … J'avais lu quelque part une anecdote qui racontait qu’un soldat américain qui avait été à Hiroshima après le bombardement, avait trouvé un certains nombre de pellicules sur place. Il les avait ramenées chez lui et n’en avait jamais parlé à personne. Au bout d'un moment il a néanmoins accepté de les diffuser mais uniquement après sa mort parce qu'il ne voulait pas être dans la polémique créée par cette diffusion.

Ce que je trouve remarquable, lorsque vous me parlez de cette exposition, c’est que malgré l’importance de la matérialité du travail de Manigaud et l’importance de ses processus de création, nous n’en avons pas du tout parlé jusqu'alors !
Lise Traino : C’est vrai ! (rires) si je dois parler de technique, je parlerais de la petite explosion, elle est très particulière. C’est d'ailleurs la photo de couverture de No More Hiroshima et bien sûr c’est la photo qui crée cette étrangeté. Je n’arrêtais pas de questionner Eric au sujet de cette oeuvre, je lui ai demandé si il avait changé sa façon de travailler mais en fait ce sont simplement les sources qui sont différentes. Et on voit véritablement la différence entre les deux dessins représentant le champignon atomique. Celle-ci a l’air presque cotonneuse, nuageuse.
Comment travaillez-vous avec l’artiste ? Est-ce vraiment une collaboration ou vous laisse-t-il gérer la mise en espace ?
Charlène Fustier : Nous avons une collaboration de longue date avec Eric Manigaud. Quand il est à Saint Etienne, il ne peut pas toujours être présent pour les montages, donc il nous fait confiance sur pas mal de points. En revanche, il nous donne des instructions assez précises dès le départ. Si nous constatons que ça ne fonctionne pas dans l'espace, nous discutons et il fait confiance à nos choix de spatialisation.
Lise Traino : Souvent les artistes vont avoir un aspect qui va leur tenir vraiment à cœur. Avec Eric cela va se traduire par une œuvre qui aura une position particulière, bien définie dès le départ, par exemple. Les autres œuvres peuvent bouger mais certaines d’entre elles ont un positionnement strict, défini par lui. C’est une collaboration à distance et basée sur la confiance donc ! Nous faisons des Facetime lors des accrochages.
Mais alors pouvez m’en dire un peu plus sur cet espace ? Comment l’envisagez vous ? Si j’ai bien compris, c'est tout neuf ?
Charlène Fustier : En effet ! Cela fait un an que nous sommes installés ici, à Romainville. Le site, une ancienne usine pharmaceutique, a été réhabilité par le groupe Fiminco. Leur idée était de créer une sorte de laboratoire d’art contemporain. Y sont donc rassemblés plusieurs acteurs de l'art contemporain, les galeries privées, Jeune Création, l’espace de la Fondation. Le grand bâtiment en face accueille des ateliers d’artistes sur plusieurs étages et au sous-sol également, ainsi que des ateliers partagés de gravures, de sérigraphie. Au dernier étage, il y a les ateliers logements qui accueillent des artistes en résidence. Ils sont là pour 11 mois. Enfin il y a la Parsons School of Design qui a fait sa rentrée récemment et Laurel Parker Books vient d’emménager également. Le FRAC Île de France installe ses réserves dans un bâtiment tout neuf à notre gauche. Le fait de créer un pôle, de tout centraliser dans un même espace rend l’ensemble très dynamique, c’est fascinant ! Plein d'autres choses vont encore arriver. Des espaces sont encore disponibles. La fondation désire accueillir des danseurs, chorégraphes, acteurs de théâtre... C’est un super projet.
Ici on a 130m2 de plateau d’exposition donc ce n’est pas du tout la même dynamique par rapport à l’espace du Marais qui est beaucoup plus réduit. Cela devenait compliqué de suivre nos artistes et de continuer à leur proposer cet espace alors que leur travail avait quand même énormément évolué. Nous avons toutefois gardé notre espace du Marais. Ici il n’y a pas d'espace de réserve, c’est un lieu uniquement dédié à l’exposition. L’idée au départ, c'est que cette galerie de Romainville devait être notre espace secondaire.
Lise Traino : Et finalement, le rapport s'est totalement inversé. Au départ, nous nous étions dit que cet espace serait plus expérimental. Nous voulions y monter des projets différents, des expos plus longues, à un autre rythme. Et non ! Finalement, notre espace principal ce sera ici et le Marais devient un espace plus expérimental avec des artistes invités et une programmation plus libre. Il est vrai que l'espace est impressionnant, et incite à la découverte de galeries pour lesquelles le spectateur n’est pas venu au départ.
Charlène Fustier : C'est tout l’intérêt du lieu, certes ça peut paraître plus excentré mais quand on est sur place il y a une proposition si dense qui fait qu'on passe plusieurs heures sur le site. Ça change totalement le rapport aux visites que l'on pouvait avoir dans le Marais. Ici les gens consacrent un vrai temps de concentration aux visites ! Et comme vous le disiez tout à l'heure pour une exposition comme celle-là, qui montre des images que personne ou peu de gens ont vu, il me semble important qu’elles soient vues par un public qui n’est pas habitué à ce genre de travaux. Et que ce public, même si il est venu voir initialement une autre exposition, ait la possibilité de voir ce travail, c’est formidable ! Cela permet d’ouvrir un dialogue nouveau.
Lise Traino : Oui, c'est vrai, en particulier avec le travail d’Eric Manigaud où la mise en contexte est fondamentale. Nous avons pour habitude de guider chaque visiteur pour un tour de l’exposition, finalement nous avons aussi envie de laisser plus d’autonomie au visiteur face aux images. Parfois on aime être accompagné, des fois on aime être plus solitaire dans la découverte. C'est vraiment une question d'individu, et à chaque fois cela va être différent. Pour cette exposition nous avons tenté l’expérience de mettre plus de documentation, en lien avec le travail d'Eric Manigaud. Cela a été fait directement avec lui et sur la page web consacrée à l’exposition, il y a beaucoup d'articles qui ont été sélectionnés par lui.

En résumé, la démarche de recherche individuelle est fondamentale dans cette exposition. Le visiteur doit aussi faire ses propres recherches, s’intéresser au sujet abordé par l’artiste...
Lise Traino : Pour comprendre comment il s'est intéressé à cette partie de l'histoire, la démarche, quels ont été ses outils et d’où vient cette réflexion sur les images des morts…
C'est intéressant, parce qu'une œuvre s'expérimente de plein de manières différentes et le fait de ne pas avoir forcément toutes les clés en main au départ peut permettre un contact neuf avec celle-ci.
Lise Traino : Oui, c’est vrai ! Et d’ailleurs, comme je le disais plus tôt, le rapport à l’image est très important dans le travail d’Eric. Ce qu'on reçoit d'abord ce sont des photographies de ses dessins … qui copient des photographies. Donc on a ce rapport totalement biaisé vis-à-vis des œuvres et qui peut être à la fois très frontal et brutal. La recherche personnelle devient absolument nécessaire même pour nous !
Exposition | Éric Manigaud, « Dix mille degrés sur la place de la Paix »
Galerie Sator Komunuma,
Du 09/12/20 au 10/31/20