
Camille Sauer | Janvier 2021
JOUER TABLE RASE, 2019
Sculpture sonore, matériaux divers.
Jouer table rase, c’est une sculpture sonore qui nous interroge sur la viabilité de nos propres systèmes politiques et idéologiques et sur la place que nous occupons au sein de la société. La tabula rasa dont je me suis inspirée, c’est pour moi cette capacité à pouvoir renverser les formes de son esprit par de nouvelles extérieures.
Sous l’apparence d’une table de jeu d’échecs, cette oeuvre nous invite à assister à des discussions officieuses menées entre différents acteurs de la géopolitique.
L’oeuvre met ainsi à plat la géopolitique du monde dans sa globalité pour penser l’avenir de celui-ci. Le spectateur a alors la possibilité d’assister à cet échange par le biais de l’un des six écouteurs mis à sa disposition autour de la sculpture.
Dans cette bande sonore, 6 acteurs s’expriment. Chaque acteur représente une catégorie de pion de l’échiquier. Les pions (les fonctionnaires) / Les fous / Les cavaliers (Les Hussards)/ Le roi /La reine (dame nature) / Les tours (les murs). Chacun exprime une manière différente de voir et de jouer la politique.
Et si la reine cessait de protéger le roi au profit des pions, quelle politique serait mise en place? Peser le pour et le contre de chaque système, faire table rase, créer de nouvelles perspectives d’avenir, c’est bien de ça qu’il s’agit.


« Le monde. Le monde il marche de manière régulière et cyclique. Tout est planifié, analysé, répertorié et maîtrisé. Nous ne produisons que ce que nous connaissons. Le produit est donc le fruit d’une connaissance.
Aujourd’hui l’heure est grave. Il s’agit de savoir ce que va être demain. Pendant longtemps, nous concevions demain comme une réplique augmentée d’aujourd’hui. Et puis finalement il s’est avéré que ça a bloqué. A quel endroit ça a bloqué, nous l’ignorons. Nous l’ignorons parce que nous ne l’avions pas prévu. Face à cette situation, nous n’avons rien pu faire puisque nous faisions reposer notre connaissance du monde que sur ce que nous connaissions déjà. Nous allons procéder à un tour de table. »
Extrait de la bande sonore, « Jouer table rase ».

Ayant beaucoup travaillé sur les échecs, je suis remontée à l’origine de chacun des pions pour en tirer leur définition. Je me suis alors rendue compte que chaque pion incarnait une catégorie
sociale et que l’échiquier représentait la société.
Dans cette société échiquéenne, l’artiste n’existe pas. Cette absence m’a poussé à la création de plusieurs jeux d’échecs qui questionnent cette manière de concevoir le monde. L’une de ces oeuvres est un jeu d’échecs constitué d’un troisième joueur. Ce troisième joueur a pour objectif d’imposer du hasard dans les échecs. Il représente celui qui est en marge de l’échiquier.
Jouer table rase, c’est une oeuvre qui marque la continuité de ma réflexion sur la place de la liberté en société. Cette liberté, elle interfère avec une rigidité apparente et est marquée de rouge dans tout mon travail. Interférer avec le système établi, voilà ce qui me motive dans la création de chacune de mes oeuvres.
Camille Sauer, Janvier 2021
La version complète de Jouer table rase est à écouter ici.
Crédit photo © Corentin Schimel

Une table, sur laquelle sont disposés plusieurs plateaux de jeux d’échecs et différentes configurations de pions. Quatre chaises, qui invitent le spectateur à prendre part au jeu. Le jeu d'échecs est un jeu dans lequel il vaut mieux réfléchir deux fois avant d’agir. Alors ici, Camille Sauer propose de rester immobile et de pousser la réflexion.
La logique conceptuelle du jeu est bien présente, jusque dans le vocabulaire plastique. Les oppositions formelles de couleurs pures, noir, blanc, rouge, et de formes géométriques, semblent avoir un code à part entière qui nous reste mystérieux, un peu à la façon des suprématistes russes. Et pourtant, la rigueur de cette réflexion est contre-balancée par un degré d’absurdité et d’humour. Il s’agit en effet de penser la société avec des schémas impensés : que se passe-t-il si les priorités de la société changent ? S’il ne s’agit plus de protéger ses éléments forts, mais les faibles, comme les fous, les pions ? Camille Sauer réinvente les règles du jeu d'échecs pour nous laisser entrevoir la possibilité de penser différemment, en dehors des règles du jeu, et fait ainsi apparaître la multiplicité des alternatives. En ce sens, le travail de Camille Sauer résonne avec l’engagement humaniste de celui de Thomas Hirschhorn : "Ce qui est beau pour moi est la capacité de l’être humain à réfléchir, penser, pouvoir faire travailler son cerveau. Penser ne produit pas de la "beauté" mais l’activité de la pensée est belle.”
Après avoir assisté à ce tour de table débordant d’imagination créatrice, Camille Sauer semble presque involontairement nous prendre à parti. S’il s’agit bien d’une confrontation de points de vue, la réflexion ne se termine pas à la fin de la partie. Camille Sauer cherche au contraire à inclure l’autre et à l’amener à se demander : quel pion suis-je ? Qui voudrais-je défendre ?
“Si tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes” nous dit Duchamp, lui-même grand joueur d'échecs. Ainsi, c’est cela que nous pousse à être Camille Sauer : des joueurs. Des joueurs d’échecs qui ont pour point commun avec les artistes : la capacité d’invention, non conformiste, et la liberté de créer de nouveaux schémas pour penser la société.
Marion Rouméas