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Laurent Grasso

« Notre chance, c’est de pouvoir inventer des mondes »

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Laurent Grasso, identifiez-vous un événement précis, qui vous a conduit où vous en êtes aujourd'hui ?

 

Concernant mon parcours je crois davantage à une forme de collage. Une espèce d’agrégat, une architecture moléculaire faite d’un réseau complexe ; comme un rhizome si l’on veut. Je suis plus proche de cette pensée que de celle d’un évènement fondateur, qui s’apparenterait à quelque chose de l’ordre du récit ou de la légende. Je pense que c’est une somme de plusieurs petites choses qui, à un moment donné, tendent à dessiner une trajectoire. Et celle-ci, à mesure de sa course, s’accompagne d’une force qui fait en sorte que les sillons se creusent. C’est a posteriori seulement que je me suis rendu compte des tenants qui ressortaient dans mon travail. Et d’un coup tout est devenu très clair. C’est pourquoi j’ai toujours été absolument contre ces idées de vocation ou d’élément fondateur, car personnellement je n’y crois pas. Bien sûr j’aime les histoires, et l’élément narratif est très présent dans mon travail. Mais disons que l’expression artistique m’est plus venue comme support pour répondre à des questionnements sur le phénomène de la pensée et le fonctionnement du cerveau humain, et pour canaliser l’énergie critique que j’avais parfois. J’avais un très fort intérêt pour les approches anthropologiques et sociologiques du monde qui m’entourait. Ensuite, il y a eu une succession d’évènements au-delà desquels les choses se sont mises à fonctionner. Même si j’avais finalement commencé assez tard en rentrant dans un premier temps à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg.

Dans votre travail, vous avez toujours considéré l’exposition comme médium à part entière. Forme d’achèvement d’une pratique où vos œuvres, réunies dans ce même espace, semblent enfin, selon vous, se charger de leur sens. Vous avez parlé justement de collage, d’architecture complexe, pour aborder votre parcours. On retrouve finalement cette idée d’un « tout », qui ne prendrait son sens que lorsqu’il réunit ses différents composants, dans la façon même que vous avez de présenter vos œuvres. C’est très intéressant.

 

Je revendique aussi beaucoup l’autonomie de chaque œuvre. Même si j’ai cette tendance c’est vrai, parfois, à vouloir créer du réseau et des liens. Avec le temps, j’essaie de mettre moins de réalisations au sein de mes expositions. Je fonctionne en fait par projet et par groupes d’œuvres. Le premier geste est généralement celui d’un film. Celui-ci va, par la suite, générer des objets qui semblent avoir traversé l’écran et qui créent un effet de déjà-vu chez le spectateur – l’effet de déjà-vu représentant alors un cycle de la réception et de la perception entre ce qu’on a pu voir dans le film et ce qui s’offre à nous dans les différents espaces adjacents. Je crée ces allers-retours entre ces choses, mais celles-ci pourront voyager ensuite dans des ordres différents, dans des mises en scène et des organisations toujours nouvelles. J’essaie aussi de faire en sorte que la mécanique de l’exposition prenne toujours appui sur l’histoire, l’architecture, la culture du lieu dans lequel elle prend vie.

Vos œuvres sont souvent ambigües. Invitant à s’interroger sur leur provenance, leur conception et leur parenté. Autant d’énigmes qui trouveront peut-être réponses dans l’origine même de leur générateur. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance, et quel enfant étiez-vous ?

 

J’ai un moteur créatif constitué, je pense, de deux axes distincts qui sont à la fois l’action et la contemplation. J’ai toujours eu cette volonté de vouloir fabriquer, de vouloir faire des choses, mais aussi de pouvoir imaginer et modéliser des expériences. Un comportement et une personnalité quelque peu binaires, disons. C’est pourquoi j’ai passé beaucoup de temps, déjà enfant, à rêver, à me promener. Aussi, j’ai toujours eu un goût pour l’architecture, pour les maisons, à imaginer ce qu’il pouvait se passer à l’intérieur... Une tendance au voyage aussi, très importante. J’ai été pendant longtemps addict à tout type de déplacement. Une attitude qui a pris source dans une démarche plus large, une volonté de toujours remettre en question nos certitudes et nos manières de voir les choses. Le voyage étant une manière de découvrir. Découvrir d’autres façons de faire, de conceptualiser un environnement, une esthétique. En plus d’une aventure, c’est surtout une grande ouverture. Il y a donc toujours eu chez moi cette volonté de découvrir, de sortir du cadre, peut être portée par le fait que, étant né de parents italiens, j’ai toujours baigné entre deux cultures distinctes.

LAURENT GRASSO  ARTIFICIALIS, 2020

Vous êtes né en Alsace, à Mulhouse, qui est une ville sismique. Petit, vous sentiez-vous déjà connecté à certaines énergies ? Ou traversé par certains flux ?

 

J’ai le souvenir, enfant, d’être dans mon petit atelier chez mes parents, dans lequel je m’amusais à bricoler, lorsque d’un coup a surgi un tremblement de terre. J’étais sorti en courant, les murs s’étant mis à bouger. Nous partions toujours en vacances à proximité de Naples d’où mes parents sont originaires. Une région elle aussi soumise aux tremblements de terre. Je me souviens d’architectures complètement détruites, et d’avoir vu des membres de ma famille habiter dans des caravanes, le temps que leur maison soit reconstruite. Je suis aussi allé très tôt à Pompéi. J’ai donc un intérêt certain pour le phénomène de catastrophe, et pour la fascination qui va avec. Ma génération, de par l’amplification et la circulation des informations, a vécu dans une suite ininterrompue de catastrophes. Il y a eu Tchernobyl ; le sida ; les scandales alimentaires, sanitaires, écologiques ; les attentats du World Trade Center ; Fukushima, etc. Un monde contaminé, et contaminant, qui se montre hautement menaçant. Nous sommes aujourd’hui malheureusement dans la perpétuation de ce mouvement. Tout cela, c’est certain, a eu une empreinte non négligeable sur mon travail. Notamment avec mes créations représentant des catastrophes imaginaires. C’est aussi le rôle d’un artiste, d’avoir une forme d’acuité, de sensibilité, de sentir les choses venir. Mais le travail ne repose pas seulement sur le fait de ressentir ces choses. Travailler cette sensibilité, je pense que tout le monde en est capable. L’artiste, lui, à partir de ces ressentis-là, doit conceptualiser un travail sans que ce dernier soit trop pénible pour le spectateur. C’est pourquoi mes fictions s’appuient sur des notions documentaires, scientifiques et historiques. Je préfère lorsqu’est présent cet entre-deux entre fiction et actualité.

Vous semblez doté d’un certain recul lorsque vous évoquez cela. Cette idée constante d'une menace imminente crée-t-elle chez vous des angoisses ? Contre lesquelles l’art constituerait un refuge inviolable.

 

Je pense que le travail artistique, comme d’autres types de recherches, qu’elles soient personnelles, intellectuelles, scientifiques, se fait aussi dans le but d’objectiver les choses. On essaie de garder une certaine distance qui s’acquiert je pense avec le travail, au travers d’ajustements. Néanmoins les premières réactions face à de véritables catastrophes n’en demeurent pas moins humaines et normales, c’est effectivement très effrayant.

En tant que jeune artiste, lorsque je regarde vos réalisations, il me semble parfois difficile de déchiffrer l’émotion première derrière celles-ci. Quels sentiments constituent la moelle de vos œuvres ?

En vérité, je ne pense pas qu’il faille aborder mon travail de cette manière. Je crois davantage au dialogue avec l’œuvre elle-même, à une sorte d’invitation. Il ne m’est jamais arrivé de me dire que j’allais travailler sur tel ou tel sentiment. Par exemple, le musée d’Orsay a eu la générosité de m’inviter à imaginer une installation à l’échelle du musée. 

Durant trois années, j’ai dû réfléchir, visiter, aborder des endroits du musée parfois inaccessibles aux visiteurs, me renseigner sur la collection. J’ai beaucoup échangé avec Laurence des Cars [Présidente des Musée d’Orsay et de l’Orangerie] et Donatien Grau [Conseiller pour les programmes contemporains] sur mon travail et ce qu’il serait intéressant de montrer. De mon côté je fais aussi beaucoup de recherches dans mon atelier. J’ai ce goût pour accumuler de la matière, comme le ferait un réalisateur en quelque sorte. Se renseigner, creuser une idée, puis partir finalement sur une tout autre. Une personne que j’aimais beaucoup aux Beaux-arts de Paris m’avait dit un jour que « l’art ne sert pas à s’exprimer », et c’est vrai. C’est davantage une construction et un travail de recherche je pense. Et dans lequel il est rare de pouvoir tout décider.

Vous avez justement dit un jour: « Être artiste, ce n’est pas seulement s’exprimer, c’est contribuer à faire avancer une pratique dans son ensemble. Dialoguer avec les contemporains, avec l’Histoire, avec le futur et inventer un positionnement pertinent qui questionne le monde. ». Qu’est-ce qui, selon vous, vous a amené vers l’art plutôt que vers la recherche scientifique pure ?

On me pose très souvent cette question, et je pense que celle-ci est à mettre en lien étroit avec une mauvaise appréhension que nous avons du monde contemporain en France et plus généralement dans la culture européenne. Je ne crois pas non plus en la figure de l’artiste isolé. J’ai une exposition en ce moment à Shanghai, et j’ai énormément exposé en Asie où j’ai pu constater à chaque fois que l’approche est très différente car on considèrera que l’on n’a pas forcément besoin d’être un scientifique pour s’intéresser à la Science. Celle-ci est aujourd’hui un endroit très stimulant, doté d’une richesse théorique, voire poétique parfois, incroyable. Elle produit de nouvelles manières de voir les choses, ce qui la rend très enrichissante dans notre rapport au monde, mais comme peuvent l’être aussi d’autres disciplines comme l’Histoire par exemple. L’artiste se doit d’être au courant de ce qu’il se passe et de ce qui l’entoure. Cela va faire la pertinence artistique de son travail, en parlant au spectateur du monde qui est en train de se construire autour de lui. Les pays asiatiques connaissent des changements et des mutations plus fortes que nous, à l’instar de la Chine. Des pays aux histoires tout aussi riches que la nôtre mais différentes. Et cela je crois, les poussent à mieux comprendre les tenants et les aboutissants, mais aussi les enjeux de notre monde contemporain.

 

La figure romantique de l’artiste, solitaire, et dont le geste prendrait sa source dans le sentiment originel est une vision qui semble pourtant perdurer inlassablement aujourd’hui. Avez-vous conscience que votre vision de l’artiste est loin de faire l’unanimité ?

Non pas vraiment. Nous avons la chance de vivre dans un pays à la portée culturelle et artistique remarquable, mais cela n’enlève en rien que nous avons encore beaucoup de progrès à faire dans le domaine de l’éducation artistique. C’est pourquoi j’essaie de définir ce qu’est l’artiste d’aujourd’hui. Je pense tout simplement que beaucoup ne le savent pas. Il y a une forme de retard et d’archaïsme presque.

2019 - OttO - film - installation - Unli

On sent que dans votre travail et vos recherches avec vos collaborateurs, ce que vous avez fait avec OttO (2018) par exemple, prime une accessibilité, comme l’envie de s’adresser au plus grand nombre. Comme si cela était le reflet d’une véritable envie politique.

 

Il y a une relation certaine au savoir et à la connaissance. Le fait de partager ses recherches, d’accompagner l’exposition avec un livret le démontre. Je mobilise souvent un faisceau de théories, d’informations et de citations que je présente souvent comme des « voix-off », pour développer effectivement un aspect cognitif dans la réception du travail. Il y a chez moi l’envie que tout cela entraine une stimulation, et j’espère que c’est le cas, à se poser de nouvelles questions et à aborder des choses sous un autre angle.

 

La trilogie des Sphères du philosophe Peter Sloterdijk, parue entre 1998 et 2004, a-t-elle d’une manière ou d’une autre influencée votre travail ?

 

Je viens plus souvent vers la théorie après coup. J’estime que lorsqu’on se pose suffisamment de questions, on n’a pas nécessairement besoin, dans notre pratique artistique, de se référer aux problématiques que vont aborder des philosophes ou des auteurs d’autres disciplines. Je pense que l’artiste doit avoir une confiance aveugle dans son travail. J’ai découvert par exemple le travail de l’anthropologue Eduardo Kohn après avoir réalisé OttO, et je trouvais cela très intéressant car j’essayais finalement de faire exactement la même chose – lui situant son approche du point de vue des forêts qui pensent et mon film, envisageant le paysage sacré aborigène comme une « présence agissante ». Certains sont plus à même que moi pour parler, décrire et analyser. Mon domaine de prédilection n’est pas l’écrit, et cela devient extrêmement intéressant lorsque des historiens ou des théoriciens vont poser des mots sur ce que contiennent les différentes œuvres et projets. Mes travaux vont avoir tendance à rejoindre d’une manière ou d’une autre des recherches et/ou des envies de voir les choses sous un nouvel angle. C’est un peu la même chose pour le film ARTIFICIALIS, réalisé à l’invitation du musée d’Orsay. L’idée d’une nature artificielle rejoint complètement celle d’un effacement de la distinction nature/culture, élaborée par Philippe Descola. En fait, j’ai même toujours été amusé par cette attitude qui consiste à se montrer très cultivé en montrant que l’on s’appuie sur des professionnels du champ scientifique pour justifier une démarche. Dans mon cas, c’est plutôt l’inverse, par volonté. Ce n’est souvent qu’après, avec enthousiasme, que je découvre les analogies que l’on peut y trouver.

 

N’avez-vous jamais eu de problème avec la légitimité? Celle-ci n’a t-elle jamais été source de questionnement quant à votre devenir en tant qu’artiste ?

 

Tout n’est qu’une question de travail. Pour OttO et le motif des sphères par exemple, évidemment que j’avais connaissance du travail de Sloterdijk, mais que très partiellement. Lui, d’ailleurs, parle d’un phénomène universel, celui de l’utilisation de la forme de la sphère au cours du temps. De mon côté, ce qui m’intéressait, c’était plus la recherche de ce motif, en tant que transfert, en tant qu’archétype iconographique utilisé pour représenter ce qui n’est pas représentable.

Mais lorsque vous citez Nostradamus, Galilée, Don DeLillo ou même Foucault, quelles places alors, ces inspirations prennent-elles au sein de votre travail et son élaboration ? Y a t-il tout de même des références initiales qui priment dans votre geste artistique ?

 

C’est une histoire particulière à chaque fois. Pour Don DeLillo par exemple, il se trouve que j’adore sa manière de travailler et de parler d’évènements historiques et du monde contemporain. Il a une manière incroyable d’organiser ses idées, et un style qui l’est tout autant. C’est un visionnaire. Il est certain que son génie c’est de pouvoir, à un moment, décrire une situation qu’il arrive à faire résonner très fortement avec notre société. Lorsqu’il imagine ce nuage toxique, par exemple, dans White Noise (1985), comme une présence inconnue et mystérieuse, c’est complètement d’actualité ! Et je crois que c’est en cela que consiste notre travail, c’est de réaliser des formes, ou des situations qui, à un moment, vont résonner fortement avec ce que vivent nos contemporains. Et en le faisant d’une manière artistique et personnelle. C’est cette mécanique que je veux mettre au sein de mon travail. Concernant Michel Foucault, je m’y suis beaucoup intéressé. Même si je n’en aurais pas eu besoin fondamentalement pour mon travail. Mais Foucault a été une évidence, notamment lorsque j’ai réalisé The Silent Movie, en 2010, pour la Biennale européenne d’art contemporain “Manifesta” à Carthagène (Espagne). J’avais décidé d’étudier les batteria, ces architectures de surveillance caractéristiques de cette partie de la côte espagnole, et par voie de conséquence l’histoire de la surveillance ; mais parce que tout cela s’offrait à moi ! Je me retrouvais soudain dans cette ville dotée de bunkers datant du XVIème siècle jusqu’à nos jours. Phénomène curieux qui a forcément engendré chez moi tout un tas de questions : celle de leur conservation, de leur mémoire, de leur fonction aussi, qui se trouvait renversée sous la dictature de Franco vers une surveillance intérieure du pays plutôt qu’extérieure. Des intuitions donc face à ces choses nouvelles que j’expérimentais. C’est à partir de là seulement, en me renseignant, que j’ai découvert, c’est vrai, les notions de pouvoir diffus, d’automatisation de la surveillance, et l’intégration de cette dernière dans le système de pensée des gens qui pourront à la fois se sentir surveillés et protégés. Notions que Foucault avait très bien analysées et décrites. Je ne renie pas du tout ces références dans mon travail. Mais elles se doivent d’arriver dans le bon ordre du processus créatif je dirais.

 

C’est plutôt cohérent avec l’idée de vouloir créer une « fausse mémoire historique » comme vous le revendiquez souvent. Le fait, finalement, de ne pas référencer réellement vos oeuvres afin de les perdre encore plus historiquement.

 

Bien sûr. Notre chance, c’est de pouvoir inventer des mondes. C’est quelque chose que je revendique énormément; cette possibilité pour l’artiste de pouvoir créer son propre univers. Mais il est important tout de même, selon moi, de garder une part d’approche scientifique afin que cet univers soit toujours en lien, en analogie, avec le monde contemporain. C’est le rôle de l’art aujourd’hui et nous devons perpétuer ce mouvement. L’enseigner afin que personne ne s’en retrouve décalé.

2012 - Uraniborg - exposition- Photo Rom

Et dans l’art plus précisément, y a t-il eu des influences importantes ? D’autres artistes que vous auriez rencontrés, croisés, notamment durant vos études, et qui auraient eux-aussi contribué à forger en vous cette conception de l’art et de sa pratique, à l’instar d’Esther Shalev-Gerz.

 

Bien sûr. Et je suis aussi le fruit de toutes ces rencontres, et de toutes ces expositions. J’ai passé énormément de temps à discuter avec certains de mes professeurs qui étaient artistes. Et l’on est automatiquement influencés par eux. Je pense effectivement à Esther, que je connais très bien pour l’avoir d’abord eue comme professeure aux Beaux-Arts. Quelqu’un que j’ai beaucoup appréciée, et dotée d’un côté humain remarquable qui nous rassurait en tant qu’élève. On a besoin d’être entourés, encouragés. Cela a été aussi ma chance quelque part, d’avoir été toujours entouré par des amis qui sentaient que j’étais en train de rassembler toute mon énergie et de faire quelque chose. Étant artistes aussi pour la plupart, cela a contribué à créer une sorte de microcosme d’aide et de soutien mutuel. Un réseau de personnes qui reconnaissent votre détermination et qui vous encourage et vous pousse quels que soient vos projets. Un phénomène assez classique, et primordial lorsqu’on se forme.

 

Vous est-il déjà arrivé de vous remettre en question ?

 

En permanence.

 

Lorsque vous parlez pourtant, vous laissez présumer le fait que, depuis le départ, vous êtes sur une même idée et une même conception de l’art et de la manière de le pratiquer. Comme si vous saviez exactement là où vous alliez. Quelque chose de très pragmatique.

 

Je pense que la réussite d’un artiste est faite d’un mélange d’intuition et de travail. Un mélange à la fois d’organisation et d’expérience. Il faut savoir se perdre au sein d’une structure et d’un cadre que l’on crée soi-même. Mais il faut bien garder en tête qu’on se lève le matin sans que personne ne vienne rien nous demander. On crée des objets qui n’ont aucune utilité fonctionnelle. Personne ne nous attend. C’est pourquoi on se doit d’être extrêmement convaincant et novateur, mais aussi de toujours y croire. On essaie, grâce à l’éducation artistique, de défendre la place que l’on doit consacrer à l’art. On a d’ailleurs beaucoup entendu parler cette année, avec la crise sanitaire, de notre besoin d’art et de culture. Alors, soyons nuancés, il est évident que l’art aide et accompagne les vies de chacun mais ne les sauve pas non plus d’une urgence physique instantanée. Néanmoins, je veux tout de même croire en l’œuvre d’art en ce qu’elle peut avoir de salvatrice, sur le long terme, pour un(e) individu(e). C’est une idée très importante, mais malgré cela, nous n’en demeurons pas moins dans une activité très risquée et aléatoire. La probabilité qu’un travail rencontre à un moment donné une audience est très limitée, il faut le savoir dès le départ, et on nous le dit d'ailleurs dès nos débuts à l’école.

 

Vous avez dit user en permanence de la remise en question. Comment s’exprime-t-elle ?

 

A l’atelier nous passons énormément de temps à discuter des différents projets, à savoir comment les faire; à définir quelle est la manière de répondre au mieux à chaque question posée, etc. Il est important de revoir la pratique aussi en permanence, et la forme qu’une exposition prendra. En fait, la remise en question est certainement la base de notre pratique! Mon travail notamment, est protéiforme, et toujours en mouvement; variant les styles, les époques, les techniques et les médiums. Je ne me suis pas installé sur un petit territoire identifiable; je voulais une pratique plus risquée, plus éclatée. Mais cela implique donc davantage encore de remises en question.

 

Vous avez un jour déclaré que « Les véritables expériences sont rares. ». 

 

Les véritables expériences sont celles qui vont nous changer. Et je pense que nous avons tous en nous ce besoin de rechercher cette manifestation. On cherche, à un moment donné, au-delà de nos quotidiens, nos habitudes et nos réflexes, un moyen de changer, d’être changé. J’achète des livres pour lesquels il m’arrive, de temps à autre, de n’en lire que quinze pages car je sens qu’ils ne vont pas me faire évoluer. Alors je laisse un peu le temps faire son œuvre, puis je reviens dessus, et alors il m’arrive parfois de ne plus pouvoir en sortir. Par ailleurs on rencontre des personnes aussi. Et certaines de ces rencontres sont uniques. On est en face de quelqu’un et, sans trop pouvoir l’expliquer, on sent comme une certaine originalité qui jaillit de ce lien à un instant T. Et c’est forcément des relations auxquelles on s’attache. Oui, je pense que l’on cherche tous à avoir des expériences; mais de véritables, celles dont on sort transformé, et celles qui, du même coup, sont très difficiles à trouver.

J’ai noté que disposer de trop de temps vous angoissait profondément.

 

Oui (rires). C’est un peu le cas en ce moment notamment. La conception du projet avec le musée d’Orsay est terminée; mon exposition à Shanghai a commencé début novembre. Là, j’ai prévenu tout le monde à l’atelier qu’il fallait d’urgence se remobiliser sur quelque chose (rires). J’ai besoin de projets qui me dépassent. Il est difficile parfois de comprendre ce besoin d’innombrables invitations à des projets qui vont me faire peur. Je pense que c’est par ambition; il me faut toujours pouvoir rebondir sur un prochain enjeu artistique.

 

Ce rapport difficile à l’immobilité a t-il toujours été présent chez vous ? Déjà enfant ?

 

Difficile à dire car, en même temps, je peux rester couché à réfléchir pendant très longtemps. J’ai ce double tempérament.

 

L’interpréteriez-vous comme un besoin de combler une certaine solitude ? Vous collaborez avec de nombreuses personnes, et êtes très entourés dans votre travail artistique; ou l’art comme quelque chose de collectif, vous empêchant d’être seul.

 

C’est très agréable de savoir qu’il y a un atelier dans lequel des personnes vous attendent pour faire des choses, et que l’on va côtoyer tous les jours. Au fil des mois, cette année davantage avec les différents confinements, c’est eux que je vois le plus, sans compter ma famille. Cela crée nécessairement une bulle dans laquelle chacun arrive avec ses références, ses envies, ses humeurs et son analyse des choses. C’est un privilège incroyable que d’avoir pu construire, avec toutes ces personnes, mais aussi avec tous nos collaborateurs que sont les musées et galeries, une forme d’expérience humaine incroyable, et qui je pense est vitale. 

Prenez-vous du plaisir à créer ?

 

Je pense qu’il faut démystifier ça aussi. On est artiste parce que, d’une manière ou d’une autre, on n’a pas vraiment d’autres options.

C’est vrai qu’il n’y a pour moi rien de mieux que d’être créateur de quelque chose car c’est extrêmement satisfaisant. Mais il faut se garder de croire que la conception de ces créations ne se ferait que dans le plaisir. Elles se font aussi dans la douleur, et dans les innombrables remises en question dont on a parlé. C’est parfois très difficile.

Néanmoins on peut toutefois parler de nécessité dans votre travail.

 

C’est certain. Je n’ai pas d’autres alternatives que de faire ce que je fais. Et les formes de mes travaux correspondent elles aussi à une nécessité profonde et à des interrogations sur le monde et ce qui m’entoure. C’est cela qui rend aussi la tâche difficile. Le territoire de la création est une chose instable dans laquelle on s’attache à prendre beaucoup de risques, et où rien n’est vraiment confortable ni agréable.

 

Quel rapport entretenez-vous à l’autorité dans votre vie de tous les jours ?

 

Très complexe. J’essaie de ne pas avoir de barrières qui tendraient à m’enfermer, et de pouvoir décider des choses. Déjà à l’école je voulais être assez libre de mes choix et libre de pouvoir m’exprimer. Je pense qu’on devient artiste aussi pour avoir son monde à soi, que l’on contrôle et qui nous permet d’avoir ce surplus de liberté.

 

Pour finir, une question que nous posons aux acteurs du monde de l’art contemporain que l’on rencontre, quel serait le conseil que vous donneriez, aujourd’hui, à un jeune artiste ?

 

La détermination. Le travail. L’obstination. Des choses très basiques. Mais avant tout le voyage, le déplacement. Rencontrer des ailleurs pour en comprendre les différents tenants et aboutissants, et pour permettre de s’affranchir d’un système local, quel qu’il soit. On peut discuter avec un commissaire d’exposition japonais; faire une exposition en Australie; rencontrer une communauté aborigène; parler avec un critique new-yorkais, etc. Tout autant de rencontres dont on a la chance aujourd’hui qu’elles nous soient rendues possibles, et sur lesquelles il est bon de s’appuyer, je pense, pour son travail personnel.

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Dialogue conduit par Léolo

retranscrit par Adrien Socha

 

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Laurent Grasso | PERROTIN

laurentgrasso.com

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