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Léonard Martin

« Je crois que l’instabilité, le vertige, la fragilité sont les meilleurs moyens d’éviter l’illusion et de tenir alerte le regard du spectateur.»

Léonard Martin, Oh! Wolfie, 2018, huile sur toile, 97x130cm

Qu’est ce qui vous a poussé à vous orienter vers une carrière d’artiste plasticien ?

 

C’est une rencontre avec un professeur qui m’a fait découvrir ce vers quoi le dessin pouvait ouvrir au-delà de la simple représentation. J’étais venu pour apprendre à dessiner d’après modèle vivant et tout un monde s’est déplié avec sa musique, ses lectures, ses rencontres, ses solitudes. J’ai alors décidé d’abandonner mes ambitions premières et de candidater aux Beaux-Arts.

 

Lorsque vous entrez à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, vous choisissez de vous former dans l’atelier du peintre François Boisrond. Qu’est ce qui a motivé ce choix ? 

 

À vrai dire, ce n’était pas un choix. L’école conserve une forme de bizutage qui consiste pour le nouveau venu à se faire accepter dans un atelier. Mon travail de l’époque était très expressionniste et le climat qui régnait était plutôt à la peinture d’après photographie. François a été le seul à m’accepter et nous nous sommes bien entendus même si nous avons plutôt échangé autour du cinéma. Dans la suite de mes études, j’ai fréquenté une grande diversité d’ateliers et me suis enrichi de pratiques très variées.

 

Lors de votre première année au Fresnoy – Studio national des arts contemporains, que vous intégrez à la suite de vos études aux Beaux-Arts, vous réalisez un film intitulé Yoknapatawpha, inspiré du Bruit et de la Fureur. Comment êtes-vous parvenu à transcrire plastiquement l’écriture si particulière de William Faulkner ?

 

Le monologue de Benji à l’ouverture du roman est écrit à la manière d’un puzzle en mille morceaux. Faulkner avait imaginé respecter un code couleur pour que le lecteur s’y retrouve. J’ai conservé cette idée abandonnée par l’éditeur pour découper le film. Il y a beaucoup d’indications de sensations, d’odeurs, de sons, de matières. Le film se compose d’une dizaine de scènes très marquées par l’ambiance colorée et lumineuse. La bande son du film aux inspirations jazz et contemporaine prolonge cette déconstruction. Si c’était à refaire, je crois que je mélangerai les différents tableaux afin d’aller plus loin dans l’expérience sensible.

Portrait de Léonard Martin.jpg

À la suite de cette première expérience cinématographique, vous concevez, en 2017, Echappée guère, inspiré du roman Ulysse de James Joyce. Afin de rendre compte de la déambulation des personnages dans la ville de Dublin, vous imaginez un grand circuit de bois mécanisé, où trois automates cheminent sur des pistes entremêlées. Avec ce travail à mi-chemin entre sculpture, cinéma d’animation et littérature, vous semblez vous libérer des contraintes des médiums et de genres. C’est ce que vous recherchez, dans votre pratique, ce rapprochement entre les différentes disciplines artistiques ?

 

Exactement. Je cherche à faire des ponts entre différentes disciplines. Trouver comment transcrire une écriture par le biais de la sculpture ou mettre en mouvement une peinture. Je n’ai jamais aimé être assigné à résidence, que ce soit dans un atelier ou dans la vie. Ce travail m’amène à rencontrer plusieurs corps de métiers avec des langages différents qui nourrissent un même désir sans cesse relancé. Je suis heureux et ému de découvrir comment peuvent communiquer des solitudes apparemment lointaines : comment, par exemple, un corps dansant se rapproche d’un corps dessinant lorsque les obstacles rencontrés en chemin sont intégrés au mouvement au lieu de l’entraver. L’important n’est pas de représenter une chose de manière mimétique, il me semble, mais de jouer et d’en-jouer.

 

Que ce soit William Faulkner, James Joyce ou même Antonin Artaud, vous convoquez régulièrement la littérature comme point de départ de vos travaux et réflexions. Pourquoi la littérature est-elle, selon votre expression, un « os à ronger » ?

 

Car il reste toujours un os dans toute entreprise humaine. Quelque chose d’irréductible qui nous empêche de tout à fait finir. C’est la fameuse « substantifique moelle ». Sauf que je ne cherche pas l’essence mais plutôt ce qui m’a échappé, ce qui m’a dépassé. Par rapport aux textes théoriques, la littérature apparaît dans toute l’épaisseur du monde, dans son irrésolution. Il est plus facile pour moi de partir de cela plutôt que d’une œuvre plastique que je peux identifier car son langage est plus proche du mien.

 

Pour créer vos œuvres, vous avez tendance à utiliser des matériaux de récupération. Qu’est ce qui vous attire dans ces bouts de ficelles ou ces morceaux de carton ?

 

Cela est vrai pour mes premières œuvres ou pour les petits théâtres d’atelier qui me servent à peindre. Je m’en suis éloigné par la suite quand j’ai travaillé à une plus grande échelle. C’était beaucoup lié à un environnement d’atelier, à des échanges et des voisinages d’artistes. Aujourd’hui, même si j’aime toujours « recoller les morceaux », je préfère partir d’une matière moins reconnaissable, parfois plus noble aussi, mais en conservant cette fragilité. Je crois que l’instabilité, le vertige, la fragilité sont les meilleurs moyens d’éviter l’illusion et de tenir alerte le regard du spectateur.

Vous semblez également apporter une grande importance à l’accidentel et à l’indéterminé dans votre travail…

 

Oui, c’est une manière de garder l’œuvre ouverte à ce qui peut survenir. Relancer les dés lorsqu’un système commence à s’installer. C’est une forme d’hygiène, je crois. Sinon nous reproduirions éternellement la même cellule et ça serait mortifère.

Pour ce qui est de votre pratique picturale, vous réalisez vos compositions à l’huile d’après des photographies. Pourquoi passer par ce procédé ? 

 

La photographie m’aide à cadrer, à plonger à l’intérieur des petits théâtres ou maquettes que je fabrique à l’atelier. C’est une question de point de vue. Éviter de surplomber la scène comme un démiurge et en finir avec la nature morte. J’aimerais cependant me libérer complètement de ce procédé que je considère malgré tout comme une béquille. La main a son intelligence. Pourquoi s’en remettre toujours à la vue ou l’esprit ?

 

L’installation filmique Picrochole - Le rêve de Paul, récompensée par le prix Audi Talents et présentée au Palais de Tokyo, a été conçue en 2018-2019 à l’occasion de votre résidence à la Villa Médicis – Académie de France à Rome. Inspirée par le récit historique de la bataille de San Romano, peinte par Paolo Uccello vers 1456, cette vidéo, qui met en scène un combat de marionnettes, emprunte autant au carnaval qu’aux jeux vidéo ou aux films des Monty Python. Est-ce une réinterprétation entre culture savante et culture populaire que vous souhaitiez développer ici ? 

 

Oui, il s’agissait de rejouer une tradition de vies imaginaires qui, de Vasari à Artaud, a concerné l’histoire de l’art. Ces hagiographies païennes m’ont toujours plu et je les ai retrouvées en littérature avec Pierre Michon. Ce film est une énorme fake news à propos de Paolo Uccello : on y apprend qu’il avait trois yeux et qu’un soir de 1456, il s’endormit pour ne plus se réveiller. Le film est un rêve où rejaillissent les cavaliers qui ont hanté ses peintures. On dit que le cauchemar et le cheval sont liés par l’étymologie de « nightmare » en anglais. La scène nocturne de la Bataille nous fait voyager d’un monde à l’autre.

 

Pour la réalisation de Picrochole - Le rêve de Paul, vous avez été amené à collaborer avec différents corps de métier, que ce soit pour le son, l’image ou bien le jeu des acteurs-circassiens. Est-ce que vous aimez travailler à plusieurs mains ?

 

Comme je le disais, cela me semble indispensable pour se déplacer.

 

Pour la 15ème Biennale d’art contemporain de Lyon en 2019, vous exposez dans les anciennes usines Fagor une sculpture gonflable animée intitulée La Mêlée, qui figure un enchevêtrement de chevaliers, lances, étendards et chevaux. Il s’agit de votre troisième travail en référence à la Bataille de San Romano. Qu’est-ce qui vous fascine tant dans cette œuvre de Paolo Uccello ? 

 

Ces œuvres ont été réalisées la même année dans un temps assez proche. J’étais occupé à me débarrasser du spectre de Paolo Uccello qui était particulièrement coriace. Je trouve que les inventions picturales de ce peintre, à qui on a reproché de peindre des chevaux de manège, méritaient d’être prises aux mots. J’ai fait des chevaliers très grands pour que les humains soient tout petits. C’est une sorte de perspective ratée et puis plus on est petit, plus on rêve grand.

Pour le Prix MAIF pour la sculpture, en 2020, vous souhaitiez mettre au point Alma, un automate en verre soufflé motorisé dont le nom évoque l’effigie d’Alma Mahler. Pourriez-vous revenir un peu plus précisément sur l’histoire de cette poupée que confectionna le peintre Oskar Kokoschka ?

 

En vérité, ce projet n’a pas pu être réalisé car je n’ai pas remporté la faveur du jury.

L’idée était de partir d’une anecdote : la passion d’Oskar et Alma. Le peintre abandonné par son amour confectionna une poupée à son effigie pour se consoler. Mais très vite, l’objet prit plus de place que la réalité. Jusqu’à ce qu’un soir d’ivresse, il s’en débarrassa sauvagement. J’aime cette histoire qui, contrairement à un Hans Bellmer pour qui le fétiche devient la base de son travail, place le peintre en-dessous de sa créature. Il est littéralement dépossédé. J’ai voulu vivre l’expérience avec un automate en verre qui n’aurait pas eu l’aspect chaleureux du mohair de Kokoschka. Sa transparence aurait trahi le vide de son corps et laissé transparaître le mécanisme du désir.

 

À l’issue de votre résidence de création à l’Abbaye de Fontevraud en 2020, vous présentez dans le chœur de l’église abbatiale LE ROI NU, une sculpture en mouvement faite de bois, de tissus imprimés et de PVC. Comment avez-vous conçu cette installation en dialogue avec les quatre gisants de la nécropole royale ? 

 

Je suis parti de l’apparente quiétude des gisants. Je me suis demandé de quoi était peuplé leur sommeil ou ce que pouvait contenir le livre « trop » blanc d’Aliénor. Face à ces têtes couronnées, j’ai voulu construire une autre histoire. Celle des prisonniers qui ont tourné jusqu’à épuisement lors de l’époque carcérale de Fontevraud. Dans les pas de Jean Genet, qui situe un de ses romans dans le bagne de l’abbaye, j’ai élargi le propos à une dimension mythique. Il y a cette similitude entre le poème Le verger du roi Louis et la chanson de Billie Holliday Strange fruit. Il y a cette technique des sculpteurs angevins de l’époque médiévale qui utilisaient le tuffeau, la pierre locale, par système de collage et qui avaient parfois recours à de vrais morceaux d’os pour consolider leur structure. Il y a aussi une anecdote de Jean Sans Terre qui reçoit un sermon sur la vanité de son règne et de son existence face au Jugement dernier. Et cette fable politique de la nudité du Roi que seuls ceux qui ne font pas partie du cercle et de la norme peuvent voir et révéler. Ces histoires sont venues peupler les corps suspendus à la grande roue de la fortune qui a tourné tout l’été 2020 dans l’église abbatiale. 

 

En binôme avec l’artiste plasticienne Elvire Caillon, vous avez bénéficié, en octobre dernier, du programme de soutien à la production, « À l’œuvre », de la Fondation Lafayette Anticipations. Sur quel projet avez-vous travaillé au cours de cette résidence ? 

 

Nous avons réalisé une partie des décors de notre première création scénique Tempura Cockpit.

 

Quelles sont vos prochaines actualités ?

 

Tempura Cockpit sera créé le 24 mars 2021 au théâtre Nanterre – Amandiers. Cette première collaboration avec Elvire Caillon s’inscrit dans le cadre de New Settings, un programme de la Fondation d’entreprise Hermès. Le spectacle sera repris un an plus tard, en mars 2022, au Théâtre de la Cité Internationale. Il s’agit d’une écriture de plateau où se rencontrent des artistes d’horizons variés : une danseuse, un contrebassiste, un comédien et une performeuse sonore. Les souvenirs d’un voyage au Japon, de l’exploration d’un terrier, d’un dîner avec son double ou d’une maison dans le sable émergent de la boîte noire de la scène où circule un drôle de petit être.

Dialogue conduit par Franny Tachon

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