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Mélanie Matranga

« Je souhaitais pousser une situation où le langage n’aurait plus vraiment de valeur, où il aurait juste une fonction de lien mais pas de sens »

Mélanie Matranga, You, 2016, vidéo tournée en Super 16mm

Vous avez étudié à l’École nationale des beaux-arts de Paris. Dans quel atelier étiez-vous ? 

 

J’ai eu un parcours un peu chaotique aux beaux-arts. La première année, j’étais chez le peintre Philippe Cognée. Ensuite, j’ai changé, je n’avais pas vraiment de professeur mais je consultais Annette Messager. Et ensuite, j’ai fait mes trois dernières années avec Jean-Marc Bustamante en sculpture, en photo…

 

Est-ce à ce moment là que avez commencé à travailler autour des questions de l’identité, du rapport à l’autre et au collectif, de la mémoire des lieux ? Est-ce que les grands traits de votre travail étaient déjà présents ?

 

Je suis rentrée assez jeune aux beaux-arts, je devais avoir vingt ans. Alors, c’est venu assez progressivement. Je me cachais pas mal derrière l’art conceptuel. J’étais très fan de Louise Lawler par exemple. Je faisais de la photographie et des films en 16mm. J’abordais ces questions de façon différente, de manière beaucoup plus conceptuelle, je m’interrogeais beaucoup sur la représentation de soi par rapport à la photographie. Je travaillais plutôt sur l’autorité artistique, – qu’est ce que c’est d’être auteur ? Mais finalement, c’est assez lié à ce que je fais maintenant. 

 

En 2014, vous recevez le Frieze Artist Award pour votre oeuvre From A to B through E, une mini-série en trois épisodes, en noir et blanc, filmée et codirigée avec Valentin Bouré.

 

J’ai toujours voulu faire des films. J’en faisais déjà aux beaux-arts, mais c’étaient des films très expérimentaux, je ne les assumais pas. Pour le Frieze Artist Award, j’avais créé un système où on allait filmer pendant que la foire se construisait. Pendant que les tentes se montaient à Hyde Park, on suivait un jeune couple dans la construction – voire la destruction - de leur relation. On tournait le jour, on montait la nuit. C’était un peu fou. Mais on voulait que la série soit prête pour l’ouverture de Frieze. Ce premier projet m’a donné une certaine légitimité, c’était assez grisant de pouvoir obtenir une reconnaissance pour mon travail. Et c’était aussi ma première vraie réalisation de film, c’est ce qui m’a vraiment lancée et m’a poussée à continuer dans cette voie. C’est aussi à ce moment que j’ai connu mon monteur avec qui je continue à travailler et aussi une partie de équipe, notamment Jeanne, l’actrice…

Mélanie Matranga

C’est aussi dans ce travail que vous avez commencé à travailler les problématiques du langage, de la communication avec l’autre… 

 

L’histoire tournait autour de la relation entre une jeune femme qui parle anglais et un garçon français qui maitrise très mal l’anglais. Il y avait déjà ces incompréhensions de langue. Mais c’était mélangé, il y avait ce couple là, mais aussi des ouvriers de la foire qu’on interviewait. C’était tout un parallèle. Dans le film, le personnage féminin est artiste mais les ouvriers de Frieze sont aussi artistes. Pour le couple, on avait leur histoire d’amour ; et pour les ouvriers de Frieze, on leur posait des questions plus précises sur leurs relations. C’était tout un mélange. Les premières questions que j’avais se résumaient à « comment tu te situes entre tes relations, ton travail, ce que tu représentes face aux autres, face à une personne, face à une société ? » Je trouvais intéressant que les ouvriers nous parlent de leurs histoires d’amour, de leurs rencontres et en même temps qu’ils aient ce statut de monteurs. Je voulais qu’il y ait ces deux rapports – les ouvriers se présentaient à la caméra comme des monteurs, et en même temps ils parlaient de ce qu’ils étaient avec une femme ou avec un homme. Il y avait déjà ces questions autour du désir frustré, de l’incompréhension, de vouloir être quelqu’un par rapport aux autres, puis finalement de renvoyer une image opposée. 

 

Pour votre exposition反复 [fanfu] au Palais de Tokyo (2015-2016), vous présentiez des objets tels que les lampes Noguchi ou les fauteuils de Marcel Breuer, qui sont devenus communs, génériques, distribués ou copiés par Ikea. 

 

À ce moment là, je me posais des « questions types », – Qu’est ce que c’est qu’une personnalité ? Comment montrer sa personnalité à travers des objets ? J’ai commencé à penser à ces lampes d'Isamu Noguchi et à ces fauteuils de Marcel Breuer. J’ai fait un parallèle entre les objets du quotidien et le langage. Parce qu’on utilise tous les mêmes mots et pourtant on dit des choses très individuelles et personnelles avec ces mots là. Le langage peut être sublime comme vraiment vulgaire, il peut être une prison comme une liberté. Et j’aimais bien le comparer à ces objets qui sont très simples, et en même temps faits par des designers, – Noguchi est tout de même un artiste d’une grande poésie. Mais cette poésie devient un objet de design très générique. Et en même temps à travers ces objets vulgarisés, chaque personne y voit aussi un peu la représentation de sa personnalité et de son intérieur. Ce sont tous ces parallèles, ces ambiguïtés qui m’intéressaient. Mais ces objets, ils ne sont pas tels quels. Il y a tout un système où ils sont reproduits, agrandis, rapetissés, et d’un coup ils reprennent une forme comme une identité propre. C’est un peu comme si on les voyait avec toutes ces émotions, cette poésie, ce capitalisme. Et tout est modifié, du coup ils ont ce rapport un peu informe, un peu maladroit. 

Et ce sentiment est aussi rendu par le silicone. Ce matériau donnait l’impression d’une installation instable et bancale. Pourquoi avez-vous opté pour cette technique de moulage ?

 

Je vois un peu nos rapports humains – les paroles, le désir, la répulsion que l’on peut avoir les uns pour les autres – comme de la matière qui se modifie, qui se remodèle en permanence. Et ce truc mou se matérialise par le silicone. J’avais aussi cette idée d’interprétation – Comment interprète-t-on les choses ? Comment va-t-on vivre toutes les deux cette interview par exemple ? Vous allez l’interpréter d’une certaine manière, et moi d’une autre. Cela m’intéresse beaucoup parce que je pense que cela créé des grands malentendus entre les gens, et en même temps cela permet de dire que communiquer, ce n’est pas forcément par les mots, cela peut aussi juste être ensemble même si l’on n’a pas parfois la même perception. C’est pour cela que j’aime cette approche générique et en même temps émotionnelle. C’est ce paradoxe là qui me plaît. Ce que j’adore dans ce projet au Palais de Tokyo, c’est qu’on m’a laissé faire une aussi grande exposition, alors que j’étais très jeune, que je n’avais pas beaucoup d’expérience. Je suis très contente d’avoir eu la chance de faire ce travail. J’aime bien avoir des expositions un peu imparfaites, qui balbutient. Et là c’est carrément ce qu’il s’est passé. J’avais plein d’idées et je les ai un peu toutes mélangées ensemble. Et en même temps, cela a donné les pistes de mon travail. 

 

Ce lieu d'exposition était pensé comme un espace de vie : une chambre avec un lit, un fumoir… De cette manière, vous invitiez les visiteurs à entrer en relation avec vos œuvres…

 

Dans mes expositions, j’essaye de casser la hiérarchie qui peut exister entre les spectateurs et les œuvres. Souvent j’inclus les spectateurs dans l’exposition par l’architecture que je créé, par des matières, par des choses où ils sont actifs. À la fois, l’exposition les touche eux, et eux, ils touchent l’exposition. Dans un sens, mon travail c’est l’échange avec le public. Par exemple, j’avais fait une exposition à la villa Vassilieff, où les murs blancs étaient recouverts de vernis de sucre. Et j’aimais qu’en touchant par inadvertance les murs, on puisse repartir avec un bout de sucre et qu’en même temps on tâche le mur. Au Palais de Tokyo, cela passait plutôt par des questions de placement. Comment se place-t-on dans ces endroits, qui sont à la fois privés comme une chambre et à la fois publics comme un fumoir ? Comment se situe-t-on avec les autres ? 

Mélanie Matranga, 反复, 2015, Palais de Tokyo, Paris, vue de l’exposition

Une bande sonore était diffusée dans cette exposition. La musique semble être devenue une constante dans vos projets suivants, pourquoi ?

 

J’aime qu’il y ait pleins d’histoires qui se passent à plusieurs niveaux différents dans mes expositions. Le fait qu’il y ait de la musique, ou que des histoires y soient racontées, c’est une couche de sens en plus. Pour le Palais de Tokyo, la musique touchait aussi à la mémoire. Les musiques étaient assez populaires,du Rihanna, du reggae que l’on peut écouter dans des supermarchés – ce n’étaient pas des musiques pointues composées spécialement pour l’exposition. Un peu comme pour le mobilier, j’aimais bien l’idée que chacun ait sa chanson, son moment. N’importe quel visiteur, en entendant tel morceau, se rappelait quelque chose. Après, à la villa Vassilieff, la musique sortait de deux impers’ unisexes qui étaient face à face. Il y avait une playlist de reggae et une playlist de musique industrielle. On n’entendait plus vraiment la musique ; c’était comme une discussion de gens qui ne s’écoutent pas. Ça me faisait rire ces espèces de démonstration. Ce vêtement blanc unisexe voulait en même temps tout dire et rien dire. Et pourtant c’était le seul truc qui tenait dans l’exposition. 

 

Cela fait toujours aussi écho au problème de langage et d’incompréhension.

 

Cette situation était pour moi un peu comme quand deux personnes ont du désir l’une pour l’autre – sexuel, amical – et qu’elles sont dans une démonstration d’elles même pour plaire. Souvent, cela me fait rire parce que ces deux personnes se parlent à elles-mêmes. Et c’est ce genre de première rencontre que j’avais envie de créer : on balance notre playlist et en même temps on est dans la même pièce connectés mais on ne se parle pas.  

 

En 2016, vous réalisez le film You. Vous filmez quatre jeunes qui se rencontrent, s'appréhendent, tentent des échanges verbaux, affectifs, sensuels ou sexuels. Comment vous est venue cette idée ?

 

Pour moi You, c’est quatre personnages qui se racontent la même anecdote, la même histoire les uns après les autres. C’est comme une espèce de contagion. Je trouve que c’est une allégorie assez juste de nos existences – tu as une relation avec quelqu’un qui va te marquer, et quand tu vas avoir une relation avec une autre personnes, tu auras cette première relation qui est encore là. J’ai un peu poussé cette idée à son paroxysme dans ce film sur les rapports amoureux. Étant donné que j’ai cette liberté en tant qu’artiste d’aller très loin dans mes théories, je souhaitais pousser une situation où le langage n’aurait plus vraiment de valeur, où il aurait juste une fonction de lien mais pas de sens. Et c’est ainsi que le corps reprend un peu le relais, avec les rapports physiques qui sont au même niveau que les paroles. C’était vraiment une expérimentation de l’ordre de la communication. Est-ce que celle-ci se fait par le langage ou par le corps ? 

À première vue quand on regarde le film, le scénario semble très ouvert, laissant les acteurs assez libres. Est-ce vraiment le cas ? Comment avez-vous conçu la structure de ce film ?

 

Mes films ressemblent vraiment à ce que j’avais imaginé au départ. Après, les acteurs amènent évidemment tout ce qu’ils ont à donner – leurs gestes, leurs façons de parler. Ils remanient toujours un peu les choses, parce que je ne suis pas dialoguiste. Pour les scènes érotiques, je les ai laissés plus libres. Mon prochain film présente vraiment de la sexualité avec des acteurs amateurs qui font l’amour, donc beaucoup plus libre et documentaire. 

 

La personnalité de ces jeunes semble au premier regard complètement niée : ils portent les mêmes vêtements, ils habitent les mêmes espaces, ils se racontent les mêmes anecdotes. Et pourtant leur singularité parvient à s'exprimer dans le fait qu'ils soient ensemble, que leurs corps se touchent…

 

Exactement. Cela vient du fait que j’ai beaucoup lu Simone Weil, qui parle du langage qui est une prison et de l’intelligence. Cela m’intéressait d’expérimenter l’idée dans mes films et dans mon travail. J’ai essayé de créer des moments où les gens sont sur un niveau commun, où il n’y a pas d’expression particulière d’une personnalité ou d’une individualité. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en avoir dans la vraie vie – juste moi dans mes films, j’essaye d’avoir cette espèce d’endroit où les gens sont au même niveau. Qu’est-ce que c’est que d’être ensemble quand il n’y a plus de rivalités entre les individualités ? Je trouve que cela passe par le toucher, par les rapports et les alchimies entre les corps.  

 

Cette phrase issue du texte accompagnant votre exposition au Palais de Tokyo "ce sont des lieux où les personnes se sentent seules ensemble" s'applique aussi aux scènes de votre film…

 

Oui. Je réfléchis beaucoup en ce moment à ce qu’on attend des rencontres et des gens dans l’existence. Et souvent, je me dis qu’on a des attentes qui sont biaisées, qui sont myopes, qui ne sont pas correctes par rapport à nos propres affects. Parce qu’on attend des choses des gens, mais on le fait par rapport à nous. Et donc, oui, je fais des espaces où on est seuls avec les autres, parce que c’est une manière aussi de dire que, la solitude avec les autres, c’est pas mal. C’est aussi pour dire qu’on n’est jamais seul, mais jamais ensemble non plus. En fait, il n’y a ni l’un, ni l’autre, mais regardons plus loin. Ce sont des tentatives que j’essaye de faire. 

 

Mélanie Matranga, You, 2016, vidéo tournée en Super 16mm

Pourquoi avez-vous fait le choix de tourner You en 16mm ? Qu’est-ce que cette technique change par rapport au numérique ? 

 

J’avais vraiment envie de travailler en pellicule en raison de l’empreinte, de la matière, du grain sur la pellicule. Et j’aimais aussi beaucoup la façon de tourner en 16mm, – parce qu’il y a beaucoup moins de prises. Pour mon nouveau film, je voulais absolument tourner en 16mm. Malheureusement, je n’avais pas l’argent pour le faire. C’est un film qui dure 30mn, il y a eu beaucoup de rush, c’est comme un documentaire à des moments. Il aurait fallu des bobines à l’infini. Mais je ne regrette pas d’avoir finalement utilisé le numérique, parce que c’était une autre manière de travailler… Ce film est le premier numéro d’une trilogie. J’aimerais bien tourner le second volet en 35mm. Ça me permettrait d’avoir ce rapport presque fantomatique du numérique, et cet aspect beaucoup plus matériel du 35mm. 

 

À propos du mode de monstration du film You, montré de deux manières différentes. À Rennes (Incoporated!, Les Ateliers de Rennes - biennale d'art contemporain, Frac Bretagne, 2016), il était présenté dans une installation reconstituant une chambre, une des pièces dans laquelle se joue l’action du film. Le public devait s'allonger et dévoiler tour à tour sa surprise ou sa gêne devant ces scènes érotiques. Vous exposiez donc l’intimité à deux reprises : celles de vos personnages puis celles des spectateurs. Au contraire, à Genève (Edited by the CEC!, Centre d'édition contemporaine, 2017), vous montriez vos deux films, Jour&Nuit et You, dans une cabine constituée de grands panneaux en draps blancs séparant la projection du reste de l’espace. Cette fois-ci, pour regarder l'intime, il fallait être dans un espace intime. Pourquoi ce changement dans le mode de monstration ? 

 

Oui, cela dépend des contextes. En général mes films sont très indépendants. Comme pour les faire, je dépends souvent de l’argent d’une exposition, je m’adapte au lieu. C’est l’espace du FRAC de Rennes qui m’a aussi convaincu de faire ce film. Je voulais que ce court-métrage soit projeté en plein cœur de l’espace, qu’il y ait cet érotisme qui soit un peu là, que les gens soient gênés. C’est un processus qui me plaît. Après, cela peut être présenté autrement. You, peut aussi être vu chez soi ou dans une salle de cinéma, ce n’est pas grave. Il y a juste des combinaisons que j’aime bien faire. Je pense qu’une œuvre d’art a mille vies. La confronter avec une autre, ça lui donne une nouvelle dimension. Et c’est pareil pour mes films et mes installations. 

L’année dernière, c’est le nom de votre film You qui a été choisi comme titre de l'exposition collective au Musée d'Art Moderne dédiée à la collection Lafayette. Qu'est-ce que cela vous a fait ? Avez-vous retrouvé des liens entre votre travail et celui des autres artistes exposés ? 

 

Déjà, j’ai trouvé ça assez flatteur. Et j’ai trouvé l’exposition assez belle. J’étais très contente de faire partie de cette manifestation. Ce que j’ai bien aimé, c’est que ce sont soit des artistes qui viennent tous d’une même génération, – même s’il y avait des artistes plus ou moins jeunes et plus ou moins âgés. Ce n'était pas anodin qu’on soit tous là, et qu’il y ait cette espèce de connexion de pensée. Cette exposition exprime un moment, une période. You, c’est un peu ce que ça dit aussi : les gens ne sont pas les mêmes et pourtant ils sont tous un peu connectés. Et la fondation Lafayette a légué au musée d’art moderne l’installation du film You et d’autres pièces d’autres artistes, c’était bien. 

En 2018, à l’occasion d’une Carte Blanche, vous vous êtes emparée de la villa Vassilieff. Si l’environnement était blanc, il était pourtant à l’opposé des White Cubes aseptisés et neutres habituels. Au contraire, il se présentait plutôt comme un espace intime habité par vos créations. Comme vous êtes vous approprié cet espace spécifique ?

 

C’est encore une histoire de plusieurs couches de superpositions. Cet endroit c’était l’atelier de Marie Vassilieff, puis une cantine, puis un appartement privé et enfin un musée. Ce lieu a eu mille vies. Et ensuite, on m’invite moi en tant qu’artiste à créer des œuvres dedans. Il y a une expression en anglais – coy – qui veut dire « quelqu’un de timide, mais qui par sa gêne est hyper présent dans une situation ». Souvent, moi j’ai cette posture en tant qu’artiste – c'est-à-dire que j’aime m’effacer, mais je vais aussi faire des choses, des répétitions ; je vais laisser l’espace vivre, mais en même temps je vais être hyper présente. La meilleure façon de s’approprier ce lieu c’était aussi de se dire qu’il y aurait du passage et qu’il serait habité. Par exemple, il y avait des plantes sans cache-pots, mais on les arrosait, donc elles formaient des auréoles sur le sol. Il y avait aussi toutes les traces de doigts et les insectes sur les murs, les pas sur la moquette. Et j’aimais aussi le fait que la seule chose qui éclaire ce lieu et qui ne soit pas abîmé, ce soit ces vêtements de papier. Ce paradoxe me plaisait – que le lieu se délite totalement et qu’en même temps les seules choses qui ne soient pas marqués par le passage, ce soit des vêtements très désuets et fragiles. 

 

On aurait dit que l'espace d'exposition s’apparentait à un organisme vivant en train de muer. 

 

J’aime bien l’idée que les espaces absorbent un peu les sentiments. C’était un peu comme si la maison avait ses propres feelings. Cela devenait un peu une matière vivante par tous ces sentiments humains qui s’étaient succédés à l’intérieur. 

 

Elle absorbe mais elle transpire aussi…

 

Oui, exactement. 

Il en résulte une atmosphère assez ambiguë, à la fois douce et molletonneuse, mais aussi assez inquiétante et malaisante. C’était ce que vous cherchiez ?

Oui, complètement. C’est souvent le cas dans mon travail. Dans mes films, il y’a le désir sexuel et l’impossibilité de l’accomplir, ou alors il y a une communication sexuelle, mais une incapacité à se comprendre. Je vois toujours les choses de cette manière là. J’envisageais cet espace comme un lieu à la fois accueillant et angoissant. Parce que je pense que c’est très important, surtout en ce moment, de prendre en compte toutes les ambiguïtés des choses, des avis, des partis politiques… Souvent, je mets le paradoxe très en avant, de manière parfois un peu grossière. Les choses ne sont jamais ni-noires ni blanches. Quand il y a du plaisir, il y a aussi de la souffrance. C’était très volontaire cette espèce de malaise par la colle, par la saleté, par ces filles un peu hystériques qui racontaient leurs fantasmes sexuels. 

 

Et le titre de l’expo • – • , pourquoi ces deux points séparés par un trait ?

 

Encore une fois c’était autour de la communication et de l’ambiguïté. Comme on était beaucoup sur le sentiment, sur le ressenti, sur les traces, sur l’incommunicable, sur l’impalpable, sur la matière, j’avais envie d’un titre qui soit un peu imprononçable, je voulais quelque chose où on lutte, où on bloque. Je l’avais fait aussi fait avec le titre du palais de Tokyo, qui était en chinois, et qui était devenu une forme. J’aime bien que les titres deviennent espaces.

 

La même année vous avez été nommé au Prix AWARE Women Artists. Qu’est-ce que ça représentait pour vous, cette nomination en tant que femme ?

 

Alors, j’ai deux points de vue là dessus, comme rien n’est toujours ni noir, ni blanc (rires). D’un côté, je n’aime pas trop être classée selon mon genre, parce que je suis vraiment dans une déconstruction des stéréotypes dans mon travail  –  les gens ont les mêmes vêtements, une sexualité complètement mixte. D’un autre côté, je ne peux pas nier qu’il y ait une énorme misogynie encore aujourd'hui dans le monde, qu’il y ait une inégalité pour les femmes, qu’elles sont sous-représentées dans tellement d’endroits que ça en devient un peu catastrophique. Du coup, si des gens veulent rétablir la balance, je trouve ça tout à fait honorable. Dans un monde idéal j’aimerais que ça n’existe pas, mais malheureusement c’est un peu obligé. J’étais néanmoins ravie de participer à ce projet, surtout que j’ai beaucoup aimé leur sélection.

Mélanie Matranga, Prix Aware, 2018, Hôtel de Soubise - Archives Nationales, Paris, vue de l’exposition

À cette occasion, vous présentiez dans un des salons de l'Hôtel de Soubise, un lit recouvert d'une multitude d'objets (cannettes, bouteilles) moulés dans le silicone. Cette œuvre m'a immédiatement fait penser à Bed de Tracey Emin.

 

Je suis une grande fan de Tracey Emin. J’adore cette pièce, j’aimerais beaucoup la voir en vrai. J’aime beaucoup ses œuvres de cette période, et ses films. C’est une grande source d’inspiration en général. Après, je ne pense pas être aussi autobiographique dans mon travail qu’elle. Tracey Emin a vraiment un rapport très autobiographique à son travail : je trouve ça très courageux de sa part. Moi, c’est complètement différent, je suis plutôt dans une sorte de biographie universelle. À l’Hôtel de Soubise, il y avait aussi ces grands tee-shirts unisexes qui recouvraient les fenêtres d’époque, c’était tout un rapport de réappropriation. Un peu biographique en général, mais pas autobiographique. 

Pouvez-vous revenir plus précisément sur vos projets en cours ?

Je prépare deux expositions consécutives, l’une à Monaco et l’autre au Nottingham Contemporary. Pour ces deux manifestations, j’ai commencé à réaliser un film. C’est un projet qui va s’étendre sur plusieurs années. Là, je vais montrer la première partie du film qui s’appelle People. C’est toujours sur la communication physique et la non-communication verbale. Il y a vingt acteurs, dix séquences avec chaque fois des duos ou des fêtes. Ce sont des gens qui ont des rapports sexuels explicites, ou qui se plaignent l’un à l’autre de leurs problèmes d’argent, de leurs soucis personnels d’artistes. Ce ne sont pas les mêmes à chaque fois. Pour l’exposition personnelle au Nottingham Contemporary, j’avais envie de reconstituer la cuisine des bureaux du musée, qui est semi-privée et semi-publique car accessible à tous les membres mais pas aux spectateurs. J’avais envie de reproduire cet espace dans lequel on n’a pas forcément envie de rester, mais qui est en même temps fonctionnel et vital. J’aimais bien ce rapport un peu étrange. Et donc on arrive dans l’exposition par cette cuisine. Et il y a un petit placard ; et on rentre dans ce placard et on se retrouve dans une salle de projection où passe ce film. On rentre donc par effraction dans une situation assez gênante avec des plaintes et des scènes de sexe très crues. Il y a toutes mes idées à  moi de communication, mais il y a aussi le spectateur qui agit. À Monaco, je présenterai le film de manière beaucoup plus simple. J’ai envie de faire une trilogie. Pour resserrer la deuxième partie, j’aimerais que ça soit un trio amoureux où la personne ne sait pas choisir. Et je voudrais consacrer le troisième volet à l’économie. Je cherche des surcouches d’existence et de représentation. C’est important pour moi qu’on parle de travail et d’économie, parce qu’il y a l’un des deux comédiens qui est mannequin et barman à la fois, une comédienne qui est maquilleuse de cinéma. 

Dans l’idée, vous aimeriez présenter ces trois volets ensemble ou séparément ?

 

Je ne sais pas. On s’était dit avec ma productrice que ça pourrait faire comme une sorte de long-métrage que l’on présenterait dans une exposition. Pour l’instant, il n’y en a qu’un. Faire des films, c’est tellement long. Donc je te dis ça, mais ça se trouve, dans cinq ans, j’aurai à peine fini. 

 

Dialogue conduit par Franny Tachon

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