Nicolas
Daubanes
HALTE

Nicolas Daubanes, L'huile et l'eau
| Palais de Tokyo
J’ai eu cette conversation avec Nicolas Daubanes au début de l’année 2020, alors qu’il était en plein montage de son exposition L’huile et l’eau, au palais de Tokyo. J'ai pu assister à la mise en place de cette installation, un parcours à pied dans les révoltes des hommes et l’enfermement défié. Les réflexions qui sont les siennes m’ont semblées en constantes évolutions tout au long du processus qu’a constitué la mise en place de cette exposition, qui a été entièrement réalisée in situ. Donner à lire ce dialogue aujourd’hui, en parallèle d’une visite de l’exposition, permet, je l’espère, d’entrer de façon plus intime dans les cheminements de Nicolas Daubanes, du chantier à la ruine.
Luci Garcia

Vous avez beaucoup travaillé sur l'archive, qui est l'une des vos bases de travail principale. Sauriez-vous définir pourquoi vous utilisez ce matériau ?
Ce qui m'intéresse dans un premier temps, c'est de proposer des œuvres comme des documents. Plus je vais dans le temps et plus je fais des expos, plus je rassemble des documents qui me permettent de composer une histoire. Dessiner telle prison, tel espace, présenter au mur comme un document. Plus le temps avance et plus la liberté que je me donne, c'est de me servir d'archives comme vecteurs de narrations possibles. Que je dessine, que j'interprète. Dans mes deux dernières expositions personnelles, entre le frac PACA et ici, au Palais de Tokyo, l'idée c'est de mélanger les temporalités. Première Guerre mondiale, Deuxième Guerre mondiale, la commune... Piocher des choses dans chaque époque pour raconter une histoire qui n'appartient plus à un temps précis. Ce qui est paradoxalement antinomique avec la question de l'archive, qui elle, appartient à un temps précis. Ce qui est intéressant c'est d'aller chercher ces archives pour raconter une histoire qui se détache finalement d'un temps précis.
Cela m'évoque bien sûr des historiens de l'art tels que Warburg qui ont beaucoup travaillé sur cette notion qu'on appelle la survivance. Cela m'amène à penser à Roland Barthes, qui dans la chambre claire fait le deuil de sa mère au travers de son image.
Pour le coup, le trait d'union entre l'archive et la mort va être extrêmement direct. Je travaille sur des questions de la révolte, de la prison... Un de mes amis me dit en plaisantant : « Si tu travailles sur la révolte, c'est parce que tu n'acceptes pas le décès de tes parents, et ta santé fragile. ».
C'est assez vrai. Je travaille sur des documents à propos de la grande histoire, des faits très précis, mais quand on regarde chacun des travaux que j'ai réalisé individuellement, se dégage la question de retrouver un foyer, de construire une maison. Donc dans la question du deuil, je suis dans un processus de reconstruction d'un foyer en permanence. J'ai fait une clé, celle de la prison des Baumettes. J'ai fait un toit, en l'occurrence celui de la prison de Nancy, que je propose comme une assise, une aire de repos. J'ai fait une cuisine, des escaliers, j'ai fait des carreaux, et en ce moment je fais même des dessins sur verre, qu'on peut imaginer comme étant des fenêtres sur des paysages. Toutes les pièces que je fais rapportent à la construction d'un lieu qui fait continuellement référence au foyer. J'ai fabriqué une bague en pierres agglomérées, en collaboration avec le CNRS céramique à Toulouse. Ces pierres je les aies ramassées dans des camps de concentration, dans des lieux d'exécution très précis. Mais pour moi, l'idée de la bague, c'est simplement l'alliance de mon père que je conserve dans un coffret. Cela fait partie de l'esthétique du foyer. Si j'avais à réaliser une rétrospective, je penserais l'accrochage comme la construction d'une maison. Le travail sur la nourriture en prison. Je décompose mon foyer par des images et des docs que je vais chercher dans l'histoire.

Je vais me permettre de prendre le contrepied de ce que vous dîtes pour orienter notre réflexion. Ces espaces dont vous parlez, ce foyer en construction permanente, j'ai l'impression qu'ils demeurent des espaces en péril. Vous insérez du sucre dans le béton pour le faire éclater, ces escaliers qui ne mènent nulle part... J'ai l'impression que cette maison dont vous parlez, c'est un foyer fragmenté et compliqué à assembler.
Comme le souvenir de quelqu'un qu'on a pas vu depuis très longtemps, ou qu'on ne peut plus voir. C'est une tentative de recherche, de souvenir. Bien sûr que cet espace impossible est présent. C'est pour ça que je m'étais intéressé au cours d'une série de dessins à Piranèse. C'était des copies de petites parties des dessins de Piranèse et je rajoutais un spectateur. J'avais pour habitude de dire que c'était des autoportraits, comme si j'avais ce besoin fondamental de me placer dans ces espaces impossibles où la circulation n'est possible que par le regard. Comme dans une exposition en fait. En tous cas ce qui est certain, c'est que cette question du foyer est arrivée malgré moi. Elle est présente dans le sens où la société ne permet aux artistes de ne travailler qu'avec ce qui est à leurs portée. Et au final, on ne travaille qu'avec des choses qui sont de l'ordre du quotidien, qui appartiennent à la vie de tous les jours, parce que ce qu'on peut atteindre c'est justement ce qui provient de là. A part le dessin que j'ai réalisé avec de la poussière d'étoile, je n'ai pas l'impression de travailler avec des matériaux extraordinaires.
En tout cas ce qui est certain c'est que je ne serais pas artiste si il n'y avait pas eu le décès de mes parents, et si il n'y avait pas eu la recherche de compréhension de ce phénomène. La recherche dans le document d'archive et les formes que je vais y trouver viennent simplement se poser à côté de ce que je ressens par rapport à tout ça.
Quand j'étais avec des détenus, que nous fabriquions de la nourriture de prison, bizarre, avec ce que nous trouvions, j'y voyais un parallèle avec ma mère. Elle faisait ce qu'elle pouvait. D'ailleurs, la prison n'est elle pas qu'une tentative permanente de recréer quelque chose de l'extérieur ? Je l'ai fait en proposant aux prisonniers de réaliser des photos eux même, et la seule chose qu'ils prennent de manière récurrente, c 'est la lumière, le jour, c'est le dehors.
Cette idée de jour et de lumière, d'infinité donc, me rappelle le portrait que vous avez réalisé de votre mère en poussière de météorite.
Oui. Ce qui est incroyable c'est que je n'ai jamais trouvé d'autre sujet de dessin avec ce matériau là. Ça ne pouvait être que ma mère. J'y ai réfléchi longtemps pourtant. Peut être que je trouverai autre chose. J'avais émis l'idée de faire mon chien aussi. J'ai une photo de lui assez belle, où il est très très vieux. Cette photo avait été exposée dans un centre d'art d'Albi qui perdait ses locaux. Ils faisaient une dernière exposition où ils demandaient cinq photos à tous les artistes qui avaient exposé au centre d'art d'Albi. Et j'avais envoyé celle-là. Le but était de laisser ces photos dans les locaux, qui sont aujourd'hui à l'abandon.

Vous y êtes retourné ?
Oui. Et j'ai récupéré la photo.
Pensez-vous que si vous aviez vécu dans une société où le rapport avec le deuil et la mort est différent, votre travail aurait été le même ?
Ce qui m'a fait devenir artiste, c'est que quand mes parents sont décédés, ils étaient à un ou deux mois de finir de payer les traites pour leur maison, qu'ils payaient depuis 25 ans. Je me suis instinctivement mis dans la position de refus absolu du monde du travail. Je me suis dit que je ne travaillerai jamais à l'usine. Jamais.
Quel âge aviez vous ?
J'avais 19 ans. Et du coup, j'avais réfléchi à quels étaient les endroits possibles pour faire des choses qui allaient m'éclater. D'abord j'ai fait une prépa' en décoration d'intérieur. Ensuite je suis allé aux Beaux-Arts de Perpignan. Pour moi faire de l'art, c'est ne pas appartenir au monde que mes parents ont subi. Mon travail se scinde en deux aspects, le premier dont je viens de vous parler et le deuxième effectivement, motivé par cette question du deuil. Donc à moitié, je crois que mon travail n'aurait pas bougé. Je suis artiste par décision, pas par vocation. Le seul travail si on peut dire que j'ai fait quand j'étais aux Beaux Arts, c'était de vider des maisons abandonnées et de revendre les objets sur des vides greniers. Mais la moitié de mon travail aurait bougé, et je crois que vous avez raison, si la société m'avait accompagné j'aurais vu les choses différemment.
Tout ce que vous dites vient s'inscrire dans des schémas de lignées, de transmission... Ou d'aller contre l'ordre établi, reconstituer quelque chose qui a été brisé dans cette continuité... Vous pensez que votre travail parle aussi de transmission ?
Bien sûr. De toute façon je suis dans ce geste là. Il y a toujours une histoire dans ce que je travaille. L'art contemporain permet cette chose là.
Mais alors qu'est ce qui fait que l'art contemporain est plus le terrain de cette expression là qu'un autre ?
C'est parce que c'est une quête de liberté absolue. On se revendique de l'art contemporain. C'est une revendication d'être artiste contemporain. La dénomination elle même est vague. C'est la définition même du lieu dans lequel on peut faire tout et n'importe quoi. C'est ça que je trouve excitant. L'art contemporain me permet d'avoir un N° de Siret, un n° de sécurité sociale, et tout roule, parce que je me suis auto-proclamé artiste contemporain. Sans lui, je ne sais pas comment j'aurais fait. J'aurais magouillé, j'aurais été antiquaire... Oui, sans doute antiquaire.
C'est drôle, tout ce que vous dîtes pouvoir faire en dehors de l'art semble n’être qu'une alternative à tout ce que vous faîtes déjà...
C'est pas faux, dans le sens où je me souviens que quand je récupérais des objets pour les vendre sur des vides greniers, il suffisait des fois de le recouvrir d'acrylique pour mieux les vendre. C'est aussi con que ça, parfois.

Le fait que vous manipuliez sans arrêt et depuis toujours, les traces d'autres vies que la vôtre est très intéressant. Et tout cela ne fait finalement que rassembler les gens, que ce soit dans les vides greniers ou dans les expositions. Peut être que cela rentre dans votre tentative de création de foyer ? Quand je vous ai vu à la galerie Maubert, vous étiez constamment en train de parler avec les spectateurs, tout le temps en train de leur raconter des histoires. Votre travail et votre attitude sont toujours celles d'un conteur.
Je vais vous donner un truc complètement bête en exemple. J'ai traversé la série Game of Throne en me disant que c'était ultra divertissant, mais sans plus. Je regardais ça fatigué le soir, chez moi. A la fin de la série, tout le monde se réunit pour savoir qui va être le nouveau roi. L'un d'eux prend la parole et désigne l'enfant en fauteuil en disant qu'il rassemble tout le monde. En fait, il dit que ce qui les rassemble, c'est que ce mec va leur raconter des histoires, que ce qui rassemble tout le monde, c'est de partager des histoires. Je peux vous dire que c'est le seul moment où j'ai vraiment ouvert l’œil. En me disant, c'est exactement ça. Si il y a quelque chose qui crée du lien, c'est le fait de raconter des histoires.
Peut être que finalement, c'est cela que l'on fait dans un processus funéraire ? On raconte des histoires, on transmet la vie des autres ? Quand on raconte dans les enterrements des anecdotes sur la vie du défunt, le seul autre endroit où ce rituel se passe de manière aussi formelle, c'est aux mariages...Finalement, raconter la vie des autres c'est très important, et le conteur naît de ce besoin de passation.
Oui, et d'ailleurs pour abonder dans ce sens là, je trouve intéressant de parler de la Damnatio Memoriae. C'est une condamnation au temps de la Rome antique. Quand quelqu'un était condamné pour avoir fait une faute gravissime contre l'empire, on le condamnait à ce que sa mémoire soit effacée. Que son nom soit rayé de tous les documents, effacé de tous les textes. Un peu comme en Égypte ancienne. En ce moment j'aborde des choses de cet ordre là. C'est en train de s'amorcer.
Exposition | Nicolas Daubanes, L'Huile et l'Eau
Palais de Tokyo
Du 21/02/2020 au 13/09/2020