Olivier de Sagazan
« Tout n’est que violence. Aucune vie organique n’est possible sans la mort d’une autre. »

Votre formation de biologiste a eu un fort impact sur votre pratique artistique, et vous affirmez aujourd'hui une volonté de révolte envers cette discipline et le monde scientifique en général. Aux origines, qu’est-ce qui vous a fait opérer un tel changement?
Il se trouve que j’ai eu la chance, au moment de mon service militaire que je ne voulais absolument pas faire, de pouvoir rejoindre la coopération. Je me suis retrouvé parachuté durant deux ans dans un petit village au Cameroun, juste après ce premier cycle de master. Cela a indéniablement créé des questionnements et des remises en questions en étant baigné dans cette atmosphère incroyable où j’entendais chaque soir des personnes danser et chanter, un tout nouvel imaginaire. Je me retrouve d’un coup en contact avec une matière nouvelle, de nouveaux mœurs et une autre appréhension du sacré. Un monde complètement nouveau pour moi. Juste avant de partir, j’avais effectué un voyage à Amsterdam où j’avais découvert Rembrandt. Cela a été un choc incroyable. Je faisais de la biologie pour remonter à la source du vivant, et en regardant un autoportrait de Rembrandt je m’apercevais qu’il pouvait tout aussi bien capter cette vie là. Une chose incroyable, bouleversante et pleine de vanité, j’ai eu l’impression, en restant assis pendant deux heures devant ce tableau, de pouvoir sentir les coups de pinceaux qu’il avait donnés, de réussir à déconstruire tout son processus d’élaboration de l’oeuvre. Cela m’a beaucoup marqué. Je suis resté dans ce portrait pendant des jours. Je peignais déjà quelque peu à mes heures perdues à ce moment-là. C’est en partant au Cameroun que j’ai pu davantage me lancer dans une pratique régulière et pouvoir commencer à expérimenter.
Il semble que vous ayez opéré une forme de transfert dans cette volonté de recherche existentielle que vous aviez entamé par la biologie. Je crois savoir aussi que vous êtes issu d’une famille très religieuse, et que la pratique de la biologie vous a confronté à la vacuité, d’une manière ou d'une autre, de nos existences physiques.
Oui. La biologie et la philosophie m’ont extirpé de ce que je considère aujourd’hui comme une hallucination collective dans laquelle les trois quarts de l’humanité sont plongés par la présence toujours très forte du phénomène de religion. Je remercie ce pouvoir de l’intellect de m’avoir fait sortir de ces théories de l’ombre.

Quelle est la place de la mort dans votre travail ?
Elle est comme un aiguillon je dirais. Un aiguillon qui doit nous faire prendre conscience, ou plutôt toujours nous rappeler, que tout ça ne va pas durer très longtemps, et que tout passe très vite. Elle est comme ces deux sœurs jumelles que l’on trouve si subtilement exploitées chez Rembrandt, à savoir l’ombre et la lumière.
L’idée d’une construction par la déliquescence ressort de votre travail. Cette glaise, cette terre qui fait de vos oeuvres des éléments hautement symboliques, presque rituels, fait-elle de vous une sorte de Prométhée moderne?
L’idée fait un peu peur par sa grandiloquence (rires). Effectivement, il s’opère en moi depuis quelque temps une recherche désespérée de sens… Davantage encore avec la crise sanitaire que nous vivons, j’ai ce sentiment d’urgence concernant notre regard sur la nature qui doit être modifié. Peut être afin de nous rendre compte que la matière est tout sauf inerte. Contrairement à ce qu’avait essayé de démontrer Francis Bacon, philosophe anglais du début du XVIIème siècle, qui en venait à la conclusion, encouragé par nombre de raisons pernicieuses, que l’homme pouvait exploiter la nature sans aucun scrupule moral. (rires) Face à cette idéologie encore tenace, j’essaie de trouver des arguments pour arriver à une forme de respect par rapport à la nature ; et arriver même à donner une valeur juridique aux rivières, aux lacs, aux forêts etc... Nous devons arrêter cette folie. Ma rencontre avec Renaud Barbaras par exemple, et d’autres, à contribuer à faire germer en moi cette idée qu'après tout la matière est peut être déjà le lieu d’une forme d’archi-vie et mériterait une intention bien plus grande. C’est vrai que c’est la fonction romantique du peintre de prendre une matière inerte pour tout d’un coup lui donner vie; mais peut être qu’il n’est finalement qu’un catalyseur. Même si je ne suis pas totalement convaincu par cette notion de l’archi-vie, j’ai cette volonté d’y croire tant elle est belle poétiquement.
Vous opérez dans votre œuvre une fusion entre votre corps et la matière. Je me demandais si vous viviez constamment dans cet outre-corps, tel que le défini Dominique Verny, ou seulement lorsque vous êtes portés par l’effusion créatrice ?
Dans ma tête je suis toujours dans cette quête là. Pour l’anecdote, je cours tous les jours. Moins pour me maintenir en forme que parce que cela constitue pour moi un exutoire et une vraie joie.. C’est pour moi un moment de connexion avec la nature qui m’est vraiment nécessaire . Dans l’atelier je ressens aussi ce besoin de contact avec la matière au point qu’une ne forme ne m’intéresse que quand le l’ai annexée en là vivant. Cette annexion fait que l’objet sorti de mes mains devient pour moi comme une continuité de mon corps. Un rouge gorge vient de se nicher dans une de mes sculptures, quand la première fois je l’ai vu sortir de ma sculpture , j’ai eu la sensation qu’il sortait de mon ventre.
Concernant ce contact fusionnel que vous avez avec la nature, vous affirmez qu’il nous faut repenser notre rapport à celle-ci. Comment la voyez-vous, cette nature, depuis que le prisme artistique est entré dans votre vie ?
Toute cellule est constituée d’une membrane qui produit une clôture de l’espace. Cette limite est ce qui génère la sensation de soi et de non soi. La création artistique tente de passer outre la frontière de notre corps pour irriguer matière et forme de notre perception du monde. Un objet artistique devient ainsi un récepteur d’une identité et aussi son émetteur. On est là proche de la magie ou de l’envoûtement . Ce mot à pour origine vultus , le visage et désigne le fait d’agir à distance sur un autre être à partir d’une figure. C’est exactement ce que fait une bonne peinture.

© Thierry Bal
Je pense à la formulation de Jean-Christophe Bailly dans L’imagement (2020) lorsqu’il dit qu’il faut « faire seuil » et que « l’image fait seuil ». Vous même en devenant œuvre vous entamez ce processus césure tout en entamant une collision entre le regardé et le regardant.
Oui “toute image est une maison hantée”. Face à une image , une vraie peinture, notre cerveau reproduit les contours de l'œuvre et nos neurones entrent peut être dans une forme de vibration proche du cerveau du créateur lui-même. C’est encore plus évident dans le domaine de la musique.
Transfiguration est une de vos oeuvres emblématiques. The Guardian, dans l’article consacré à votre travail, décrit votre processus performatif comme quelque chose qui semble très occidentalisé. Vous qui avez vécu en Afrique, savez-vous comment votre travail est appréhendé au sein d’autres cultures que celle globalement occidentale ?
Pas vraiment. Je n’ai jamais vu de réaction singulière sauf une fois, en Corée du Sud, peut-être par hasard je ne sais pas. J’étais sur une scène face à 500 personnes lors d’un festival et je commence ma performance. Au moment où je débute, j’ai de la terre et du noir sur les yeux, je regarde l’assemblée et au même moment exactement tout le monde s’est écrié d’enthousiasme et cela a duré toute l’intervention en fonction des mouvements que j’effectuais. C’était très singulier. J’adorerais réaliser cette performance en Afrique, ce serait un rêve pour moi, je n’en ai jamais eu l’occasion pour le moment, malheureusement.
L’iconographie africaine peut parfois se révéler terrifiante pour des occidentaux non initiés au sens réel de ces représentations. Tout comme peuvent l'être vos performances...
Nous ne sommes jamais rassurés, je pense, face à de l’étrange et de l’inconnu. Et c’est vrai qu’il serait intéressant pour cela aussi d’effectuer ma performance au sein de communautés comme on peut en trouver en Afrique ou sur d’autres continents, dont les croyances sont proches de l’animisme.
Et vous, de quoi avez-vous peur ?
J’ai peur d’être inerte. Peur de ne plus avoir d’envie, de ne plus avoir d’esprit créatif. J'ai peur que ça s'arrête , j'aime trop la vie et j’envisage tellement de choses passionnantes encore à faire.
Vous dîtes que « la violence est un moyen de s’échapper ». Est-ce que s’échapper du monde est un objectif pour vous ?
Non pas du tout. Pour moi la violence est inhérente à la vie biologique. Le guépard qui veut attraper une antilope doit se faire violence pour dépenser de l’énergie, si je veux aller voir la vue du haut d’une montagne je dois me faire violence, et si je veux m’attaquer à une toile je dois faire preuve d’une violence inouïe avec elle et avec moi-même. Tout n’est que violence. Aucune vie organique n’est possible sans la mort d’une autre. De ce point de vue c’est terrifiant.
Trouvez-vous que votre travail fait peur ?
Ce n’est pas que je trouve, mais je constate que beaucoup de gens en ont peur. Mais ils en ont peur comme ils ont peur de Francis Bacon ou, toute proportion gardée, d'un Giacometti dont l'oeuvre rappelle les atrocités nazies durant la guerre. C’est une mauvaise appréhension de l’art que d'envisager les choses sous cet angle. Une peinture de Bacon ne doit pas être envisagée comme s'il aimait bien défigurer des figures au sens premier du terme. La défiguration en art, c’est une manière de solliciter, de réveiller le cerveau pour qu’il ne s'enferme pas dans une sorte de banalisation du quotidien. Et, pour ma part, c’est aussi et surtout une manière de rendre compte de quelque chose de plus profond dans notre nature organique.
Je pense que les gens qui ne retiennent de mon travail que l’aspect violent , ont à s’interroger eux-mêmes sur le pourquoi de cette projection...
Je me questionne quant à la multiplicité de l'acte performatif. Vous répétez vos processus sans cesse, encore et encore. Est-ce que chacune des ces Transfigurations est une expérience unique, ou y a t-il des similarités de l’une à l’autre, comme une forme de parcours réflexif ?
Il y a effectivement des répétitions et heureusement toujours une vraie singularité et des découvertes . A chaque performance je me vois répéter «Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant? » comme l’écrit Samuel Beckett dans L'Innommable (1953). Voilà le fondement de ce vers quoi je veux tendre .. Et je crois que tout performeur, artiste, danseur, avant de monter sur scène, doit se dire ces mots-là. Je me vois bien les dire jusqu’à ma mort, même dans un état de déliquescence extrême – il serait d’ailleurs très intéressant de voir un petit vieillard réaliser Transfiguration – car il y a, malgré tout ces moments de répétition, des moments où je ne suis pas loin d’une conscience modifiée dans laquelle une perception étrange a lieu. Cela me plaît bien et me plaira toujours.
Vous parvenez de façon remarquable à partager ce ressenti avec le public. Comment vous sentez-vous avant une performance ?
Je savoure toujours mon bonheur avant d’entrer en scène, et ce malgré une forte appréhension. A chaque fois que la représentation est terminée je suis surpris du (trop) peu de temps que cela a duré. J’ai rarement autant l’impression d’être en vie que sur scène. La présence du public, cette obstination à être là avec lui pour célébrer l’étrangeté de la vie, c’est fascinant.
Dialogue conduit par Luci Garcia