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Sandra Plantiveau

« Souvent, je me retrouve à être témoin face à ce qui émerge. »

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Artaud écrit “mes dessins ne sont pas des dessins mais des documents”. L’importance de la notion de processus de recherche dans votre travail semble prendre tout son sens avec cette exposition. Dans celle-ci, vous poursuivez l’aventure heuristique entreprise lors de la publication du Portfolio Echo... 

 

Le point de départ de cette exposition est effectivement le portfolio Echo imprimé en 2018 chez Modulab. Cette édition rassemble 5 estampes donnant à voir l’empreinte d’une unique et même feuille de papier de soie encrée. Les variations d’une planche à l'autre tiennent des charges et décharges de l’encre, de la porosité des matières, des jeux de transferts et de reports.

Par la suite, j’ai eu envie d’amplifier ces recherches. Pour les élargir, les creuser, j’avais envie de plus d’espace, de changer de format en sortant du cadre de l’édition afin que mon regard pénètre les couches d’encre et les fibres de la matière. Je voulais qu’il puisse circuler dans de plus amples paysages..

Je suis donc partie en résidence aux Ateliers R.L.D en Bourgogne pour prolonger ces expériences sur une presse grand format.

En juillet 2019, accompagnée par l’éditrice et imprimeuse de la galerie Modulab Aurélie Amiot, j’y imprime environ 40 pièces uniques, des empreintes dont les formats vont de 72 x 102 à 140 x 200 cm.

Cette nouvelle recherche s’axe donc sur l’impression d’estampes monotypes… Vous évoquez votre désir d’amplifier ces réflexions, mais quelles sont-elles ?

 

En découvrant les caractéristiques propres à la gravure taille douce, j’ai inévitablement été amenée à m’interroger autrement sur l’image. Je ne souhaitais pas calquer mes gestes de dessinatrice à ceux du graveur, mais plutôt jouer avec le processus même de la technique d’impression. J’ai volontairement évincé la possibilité de tailler ou de creuser dans une matrice (bois, lino, zinc...) afin de ne pas représenter par la ligne. J’ai cherché en premier lieu à connaître les particularités de la technique. J’ai considéré chaque geste, chaque étape du procédé. Ensuite, je me suis demandé comment jouer avec et de quelle manière je voulais intervenir.

Je me suis concentrée sur des notions telles que : les phénomènes d’apparitions et de disparitions perpétuels, l’empreinte, l’encre comme mémoire, le support, la matrice, les images fantômes, les images résiduelles. De nombreuses manipulations sont rendues possibles par ces questions de relief, de vide, de creux, de réserve…

C’est en comprenant le fonctionnement des choses et les réactions des matières que j’ai finalement voulu laisser exister le processus pour lui-même.

Après ce cheminement, j’ai commencé à sonder mon support de prédilection : le papier. J’avais envie de regarder sous le dessin. D’explorer cet espace qui accueille l’encre et sur lequel l’image apparaît par couche mais aussi par manque. Le papier est ainsi devenu lui-même le dessin, cette surface sensible qui habituellement reçoit le tracé et les lignes.

Comment comptez-vous faire dialoguer ces nouvelles pièces avec les précédentes pour l’exposition à Modulab ?

 

Cette exposition se focalise principalement sur les estampes imprimées en Bourgogne. Elle est en effet un peu particulière puisque tout simplement, je n’y expose que peu de dessin, alors même que c’est ma pratique centrale. Cela implique une temporalité, un processus de création,  et une manière de penser dans l’espace qui sont un peu différents. Habituellement, lorsque je prépare un projet d’exposition, sa construction se fait de manière plus organique…

Pour réaliser un dessin, plusieurs semaines, plusieurs mois sont parfois nécessaires, aussi je travaille sur plusieurs dessins en même temps et il m’arrive même de re-travailler d’anciennes productions. Mes recherches se développent de plus en plus en série, comme des variations. Il m’est très difficile d’envisager chaque dessin de manière autonome. Le procédé d'impression lui-même a une temporalité très différente, beaucoup plus immédiate que celle que j’éprouve en dessinant. L’idée qu’une sorte de stratification temporelle apparaisse me plaît beaucoup.  

Lors d’une exposition, je n’ai donc aucun souci à présenter des dessins plus anciens avec de nouveaux. Je veille à ce que sens et formes ricochent de dessins en dessins, d’accrochages en accrochages. L’en-cours peut côtoyer de plus anciennes productions : cela correspond d’ailleurs à ma temporalité de travail. 

De plus, ce travail a été conçu à 4 mains avec l’aide précieuse de l’imprimeuse. Réfléchir dans l’atelier en faisant, en traversant des doutes ensemble, cela ouvre

d’autres dialogues. Des heures joyeuses passées à explorer ces enjeux plastiques sont nées de nouvelles réflexions.

La réalisation de pièce unique a-t-elle son importance ici ? C’est un geste contradictoire lorsqu’on travaille l’impression, outil de multiplication par nature !

 

Cette question se pose inévitablement lorsque l’on évoque l’image imprimée et la question du multiple. Dans un premier temps, je ne savais pas vraiment comment l’aborder car je suis effectivement attachée à l’original en tant que dessinatrice.

Il est vrai qu’on me renvoie régulièrement à la gravure et à la technique de la pointe sèche lorsqu’on observe la finesse et la minutie du tracé dans mes dessins. Or, ici, je voulais me concentrer sur la matrice : cette image qui porte en elle l’image à venir et par essence la menace de sa disparition. En fait, j’en revenais toujours à l’image originale.

Dans ce projet je ne souhaitais donc pas reproduire une image ou un dessin en X exemplaires. Cette question du multiple, d’original, j’ai fini par l’envisager dans une sorte de paradoxe : imprimer des pièces uniques avec les procédés de la série en utilisant la technique du monotype.

« J’organise des résonances imaginaires »

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Le travail de l’espace semble constitutif de la plupart de vos œuvres. Mais quel est votre rapport avec les espaces dans lesquels vous exposez ?

 

Au-delà de la feuille et du dessin, en effet, il y a l’espace autour, l’espace de l’atelier et l’espace qui peut être les accueillera plus tard, celui de l’exposition. Le rapport qui se noue avec ces lieux intervient dès le départ, je pense !

Lorsque je cherche, finalement lorsque je dessine, je pense au dessin inséparablement de mon support et du format. Aussi, la notion d’espace est fondamentale, même dans la création. J’aime varier en imaginant parfois qu’un dessin puisse déborder sur un autre, sur une autre feuille. Comme le ferait quelque chose qui pousse, qui se développe. En amont il y a aussi l’idée que chaque dessin dialoguera avec d’autres. J’organise des résonances imaginaires. Le format, les marges, le cadre font partie des éléments de réflexion qui entrent en jeu dans mon travail.

Pour moi, l’exposition est un espace-temps qui permet d’orchestrer ces différentes temporalités tout en créant une scénographie pour les dessins. Mes accrochages sont des moments au milieu de ces espaces-temps. Par le passé j’ai travaillé différents dispositifs de mise en espace durant lesquels j'ai investi le sol, questionné les plans verticaux et horizontaux de la galerie. Je pense par exemple à l’exposition Echo, réalisée à Modulab en 2017, ou encore à l’accrochage que j’ai réalisé pour A l’heure du dessin, 2ème temps, au château de Servières. 

Mais alors comment imaginez-vous le dialogue entre le spectateur et vos nouvelles productions ?

En choisissant de me focaliser sur cette série d’estampes, j’adresse mes réflexions sur le support de l’image qu’est le papier. Je questionne sa mémoire, sa matérialité, sa substance, les processus qui amènent à l'œuvre… La nature organique des pièces et leur contenu minimal conduira le spectateur, je l’espère, à s’interroger sur l’origine de ces images tout en rêvant au contenu de ces empreintes.

 

Cette notion d’empreinte m’interroge. Vous l’utilisez souvent lorsque vous parlez de votre travail. De quoi cherchez-vous à conserver la trace ?

 

Avec le temps, le sujet de mes dessins est sans doute devenu le dessin lui-même. Le papier est l’espace qui absorbe des expériences et les traces des processus qui interviennent à sa surface.

Le dessin, c’est ma manière de sonder ce qui m’entoure, d’expérimenter le vivant, le sensible. C’est ma façon de regarder finalement. J’aime son silence, sa modestie, ses fragilités, ses suppositions… 

C’est une pratique qui m’est naturelle, et nécessaire. J’ai toujours ressenti dans le temps du dessin une forme de sérénité et de calme. C’est une pratique apaisée mais active et constamment en mouvement. Il est question d’instant, de vitesse, de durée, de lenteur aussi. Le dessin capture. 

Souvent je me retrouve à être témoin face à ce qui émerge et ce n’est que par la suite que les interrogations arrivent, que les décisions se prennent. Tout part de ce que le dessin conserve. 

« Il s’agit en quelque sorte d’événement- images. »

J’aimerais revenir au terme matrice, qui revient souvent lorsque vous évoquez le papier. C'est une formulation très intéressante. En effet, ce mot s’inscrit dans un univers profondément organique, biologique. Cela m’évoque les sillages créés sur vos feuilles d'œuvre lors du passage sous la presse… Entre racine, plante, éclair, mycélium, ils nous renvoient à la fois à l’infiniment grand et à l’infiniment petit… Qu’avez vous pensé en découvrant ces tracés ? 


Que je n’aurais jamais pu dessiner cela ! La révélation progressive de ces reliefs et  paysages m’a surprise et fascinée. Il y a une  vraie part d’aléatoire dans ce travail, et malgré la rigueur des gestes qu’implique le processus, j’ai souhaité me laisser guider par les formes qui se construisaient. Particulièrement dans les estampes que vous évoquez, qui suggèrent des sortes de racines, d’éclairs. Je n’avais pas du tout anticipé cela. Ces sillages sont le résultat de l’air s’engouffrant dans l’interstice des deux feuilles de papier sous la pression du rouleau. C’est cela qui a dessiné ces plis, ces racines, ces rivières. L’empreinte du papier est également le témoin de mes gestes, de mes manipulations : par exemple à l'encrage, lors de délicats soulèvements de la matrice. La matière garde mémoire et c’est l’encre qui révèle ces survivances.  

Il s’agit en quelque sorte d’événement- images.

On peut presque parler d’image-contact ! C’est dans la marque laissée par un frémissement que se créent ces sillages…

 

Oui en effet ! Ici, la technique d’empreinte, qui suppose avant tout le contact, transforme la matière et permet une lecture complètement autre sur l'œuvre. Malgré le report exact de la texture du papier, s’opère un écart de ressemblance entre le support et son empreinte, comme une dissonance.

D’ailleurs, au départ de ce projet la question de la représentation était volontairement secondaire. Le sujet a laissé sa place à l’élaboration d’une image générée par le processus lui-même. Je regardais ce qui était là, sous mes yeux, avec l’envie de révéler ce qui est immédiatement présent et invisible en même temps. 

Jean-Christophe Bailly dirait que l’“absence future est déjà engagée” ! Votre travail serait ainsi un entre-deux, en suspens entre visible et invisible… Pensez-vous que vos œuvres, en ce sens, soient jamais achevées ? Quelle est l’importance de l’inachèvement dans votre démarche ?

 

J’espère proposer des situations propices aux doutes et à l’imaginaire, il est en effet question de devenir.

Comme je l’ai évoqué, j’attache une grande importance au blanc du papier. J’aime sa puissance d’éclat, son silence, son apesanteur. Pour celui ou celle qui regarde, c'est tout aussi important. C’est une césure dans l’image, disponible et nécessaire. 

En général, j’aime que mes œuvres nécessitent de prendre un temps de regard. J’aime penser qu’au fur et à mesure de l’expérience visuelle, on puisse voir émerger les phénomènes d’apparitions et de disparitions dont je parlais plus tôt. Cela n’est possible qu’en prenant le temps !

Lorsque je termine un dessin, j’ai l’impression que tout recommence. D’ailleurs, je conçois mes expositions de la même manière. Ce n’est jamais l’aboutissement d’une recherche, en admettant qu’une recherche soit jamais achevée ! Une exposition, c’est finalement, pour moi, un commencement, ou plutôt : un appel à recommencer encore et encore.

Entretien conduit par Luci Garcia

Cet article a été l'objet d'une publication en collaboration avec la Galerie Modulab, Aurélie Amiot, Sandra Plantiveau et Chateau Fort Fort.

Crédit Photo: Benjamin Roi / Galerie Modulab.
 

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