Susanna
Fritscher
HALTE

Susanna Fritscher, Frémissements
| Centre Pompidou Metz
Après avoir exposé ses pièces au Louvre Abu Dhabi (2019) ou au Musée d’Arts de Nantes (2017), l’artiste autrichienne Susanna Fritscher présente au Centre Pompidou Metz son installation « Frémissements », conçue spécifiquement pour le lieu. En utilisant le système d’aération du musée, elle imagine une véritable chorégraphie à partir de longs fils de silicone, qui captent et reflètent la lumière. Tant par la vue que par le son, elle transforme la galerie, suspendue entre terre et air, en un paysage immatériel.
Franny Tachon


Depuis plusieurs années, vous cherchez à renouveler la perception que nous pouvons avoir de certains espaces par vos installations. Comment avez-vous envisagé cette fois-ci le dialogue avec l’architecture de Shigeru Ban et Jean de Gastines ?
Pour la pièce du Centre Pompidou Metz, j’ai repris les mêmes matériaux que ceux de mon exposition au musée d’Arts de Nantes – j’avais déjà employé les fils qui jouaient avec l’air et la lumière, j’avais déjà utilisé le son, qui était présent autour et non pas dans l’œuvre. Mais la pièce Für die Luft entrait véritablement en dialogue avec l’architecture, puisque sa forme était déduite de la pièce qui l’accueillait. Même s’il y a une relation très forte entre Frémissements et la grande salle sans cloisons de Shigeru Ban et de Jean de Gastines, il n’y a plus ce dialogue précis entre la pièce et les éléments de l’architecture du musée. Par contre, il y a une relation au volume d’air, au vide. Toute la salle est envahie par cette matière nébuleuse et atmosphérique. Si on est dans une forme architecturée dans la pièce précédente, ici on est davantage dans une sorte de paysage. D’ailleurs, cette salle est déjà une promenade entre deux quartiers de la ville.
Justement, la commissaire de votre exposition, Emma Lavigne, affirme qu’avec votre travail, il n’est plus question d’œuvre ou d’installation, mais d’un « paysage qui se reconfigure en permanence ». Êtes vous d’accord avec ce terme ?
Je suis complètement d’accord. C’est assez drôle, car lorsqu’Emma Lavigne est entrée dans la salle pour découvrir ma pièce, elle m’a dit « ça ne ressemble plus à rien ». Ce n’était pas du tout péjoratif. En tout cas, je ne me suis pas offusquée de cette remarque. Ce qu’Emma Lavigne voulait signifier par là, c’est que le dialogue entre l’architecture et l’œuvre, qui était encore présent à Nantes, était désormais tombé à Metz. On ne peut plus parler d’installation ou d’œuvre-objet pour « Frémissements », car ici la pièce entretient un lien quasiment intime avec son environnement. Il va falloir que je réfléchisse au statut et au devenir de cette pièce…
À travers cette proposition, vous cherchez à rendre l’air visible, palpable et audible.... Comment y êtes vous parvenue ?
Je me suis servie ici d’un élément très technique pour augmenter l’aspect aérien et sensuel de l’œuvre : le système de ventilation issu du sol qui anime et met en mouvement les fils et qui crée le son. C’est le métabolisme même de l’architecture du Centre Pompidou Metz qui génère la pièce. Je me suis saisie des « entrailles » du bâtiment.
Le titre de cette exposition : Frémissements. Qu’est-ce que ce mot évoque pour vous ?
Frémissement correspond à un mouvement léger, un début d’émotion, un commencement qui porte pourtant en lui-même un débordement, un soulèvement. Cette notion de débordement sera probablement plus importante dans mes futurs projets, notamment du côté de l’air, du vent…
Vous avez parlé de technique. Vous expérimentez souvent des matériaux et des technologies de pointe dans votre travail. Il me semble que vous avez déjà consulté des scientifiques, des ingénieurs des fluides, des aéro-acousticiens pour concevoir vos dispositifs …Était-ce le cas pour Frémissements ?
J’ai véritablement pris des cours avec des scientifiques pour produire mes pièces. Par exemple, René Caussé, chercheur à l’IRCAM, et Michel Roger, aéro-acousticien à l’École Centrale de Lyon, m’ont expliqué très précisément quel était le mouvement de l’air, comment était produit le son dans un tube. Ils se sont intéressés au projet, ils m’ont permis d’avancer dans mes recherches, de trouver des solutions. Avec l’ingénieur des fluides Eric Hutter, directeur d’INEX, la relation de collaboration sur ce projet était double. D’un coté, il m’a écoutée, conseillée, instruite. Mais de l’autre, il avait aussi un rôle de garant auprès du bureau de contrôle, car je me suis vraiment attaquée à un élément du bâtiment très normé qui gère l’hygiène, la climatisation et surtout la sécurité incendie.
Depuis votre exposition « De l’air, de la lumière, du temps » au Musée d’Arts de Nantes en 2017, vous utilisez des fils de silicone et non plus de polyester. Pourquoi avez-vous opté pour ce matériau ?
J’utilise des fils parce qu’ils me permettent d’occuper l’espace toute hauteur et largeur, ils me libèrent de la contrainte de dimension que pouvaient avoir les films ou plexiglas industriels que j’employais auparavant. Au début, je me servais de fils en polyester extrêmement fins, des multi-filaments juste pincés. La lumière s’y posait, mais pas de manière linéaire. À un moment donné, je suis tombée sur des tubes en silicone. Bien que ça n’était pas forcément ce que je cherchais, je m’y suis intéressé en raison de leur élasticité et de leur qualité vibratoire. J’avais ce tube relativement laid et gros dont je ne pouvais me servir, j’ai cherché une entreprise capable de réaliser des fils beaucoup plus fins. Ce n’était pas évident. Une entreprise à Barcelone a finalement pu faire des tests puis développer ces fils pendant un an. L’enjeu était aussi de produire en très grande quantité - il ne fallait pas sortir 3m mais bien 400km de fils !

Et sur cette idée de lumière des fils, je voulais vous interroger sur la couleur blanche. À vos débuts, quand vous développiez davantage un travail de peinture sur différents supports (verre, plexiglas, film plastique, support miroitant, mur), vous utilisiez toujours le blanc. Est-ce encore cette couleur que vous employez pour Frémissements ?
Je suis passée dans les années 90 par la peinture, avec une palette allant du gris pâle au blanc, donc faite d’ombres et de lumières. J’ai aussi utilisé de la lumière colorée, comme à l’aéroport de Vienne ou à la galerie cent8. Mais c’était toujours moins une question d’exposer la couleur que de montrer la lumière et ses variations. Actuellement, le mouvement et l’air se sont joints à cette captation de lumière.
Dans votre exposition, il n’y a ni parcours ni sens de visite. Était-ce important pour vous que le spectateur puisse être libre de s’orienter ?
C’est très important oui. La plus grande liberté aurait été que les visiteurs puissent traverser les fils, mais comme ceux-ci sont très fins, ce n’aurait pas été très agréable. Il fallait trouver dans cet espace, qui est très long mais pas si large, un moyen de se promener librement. J’ai conçu deux chemins fluides, tout en courbes, sinueux, qui sont rythmés par cinq espaces rectangulaires, que nous appelons les « soupirs » avec mon ingénieur des fluides. Ils permettent aux visiteurs de se poser au centre de la galerie ou de côté mais aussi d’observer les autres visiteurs traverser l’œuvre. Cette pièce existe par les visiteurs – elle est exposée par celui qui s’y trouve et la montre ainsi à l’autre. Les chemins sont conçus pour permettre une dispersion maximale du public dans l’œuvre.
La programmation du Centre Pompidou Metz met en relation votre exposition avec celle intitulée « Le ciel comme atelier. Yves Klein et ses contemporains ». Quels liens établissez vous entre votre travail et celui des artistes présentés dans cette manifestation ?
Dans le contexte d’après guerre, appelé « année 0 », il y avait l’urgence de la question du sens et la confrontation au vide de l’existence. En Allemagne, le Groupe 47 se demandait comment encore utiliser la langue allemande après le fascisme et les artistes comment encore produire de l’image. Je n’ai pas vécu ce passé terrible avec la même frontalité que les artistes de la génération d’Yves Klein, qui correspond à celle de mes parents. Mais l’idée de rupture, de doute et d’absence du sens, je la considère vraiment comme un héritage. Elle fait partie de notre histoire, mon travail s’est construit à partir d’elle. Ce que je trouve formidable dans cette exposition conçue par Emma Lavigne, c’est que l’œuvre d’Yves Klein est présentée dans son contexte historique et entourée d’artistes japonais, allemands, italiens. Emma Lavigne démystifie le personnage d’Yves Klein mort si jeune, elle met de côté toute cette légende née autour de l’artiste. En ce sens, elle donne une nouvelle force à son travail, elle le rend plus universel. C’est un parti pris d’historien d’art, profondément humaniste et aussi profondément politique.
C’est bientôt le démontage de votre exposition. Que ressentez-vous à l’idée de vous séparer de votre pièce ?
C’est un double sentiment – d’un côté je me dis « je ne la verrais plus, cette pièce, je ne pourrais plus m’en nourrir » et de l’autre je pense « ça dégage l’esprit pour la suite ». C’est un peu le plaisir des deux.
Avez-vous d’autres projets d’expositions en cours ?
Je prépare actuellement une pièce pour la gare de Saint-Maur Créteil, je travaille en tandem avec l’architecte Cyril Trétout à la suite d’une commande de la société du Grand Paris Express. Et après, pour le mois d’avril 2021, je prépare une exposition avec le Musée des Beaux-Arts de Vienne – la pièce est quasiment produite, l’exposition a été repoussée à cause de la covid.
Exposition | Susanna Fritscher, Frémissements
Centre Pompidou Metz
Du 21 mars au 14 septembre 2020